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LES TROIS VOEUX,

EN POLOGNE.

[Suite.]

IV.

On était à la fin du printemps de l'année 1863. Mais, dans bien des champs jadis verts, dans bien des contrées toujours fécondes, les tiges tendres du froment gisaient piétinées comme une litière, et les seigles, déjà longs et durs, ne devaient jamais fleurir. C'est que la guerre avait passée sur le pays, laissant écrites ses traces navrantes sur les troncs des chênes géants renversés par la mitraille; là, dans les ornières profondes creusées au sein des moles prairies par la roue sanglante des canons; ailleurs, sur une foule de petits tertres, sans croix, sans inscriptions et sans clôture, élevés à la hâte, à la limite d'un champ, quelque soir de combat plus loin, enfin, dans les ruines noirâtres d'un village mutilé par la bataille et achevé par l'incendie.

Seulement, tout n'était pas morne et désolé encore. Il y avait dans les contrées jusque-là épargnées par la guerre beaucoup d'enthousiasme et d'ardeur. Ainsi les villages libres de la présence des Russes et désignés comme point de ralliement des troupes polonaises offraient un coup d'oeil à la fois sympathique et guerrier: on y fabriquait de la poudre et on y forgeait des faux, en chantant des refrains patriotiques; les femmes préparaient, pour les volontaires qui allaient bientôt partir, du linge, des cartouches et des habits, et surtout le sac de provisions, contenant un pain noir, un flacon d'eau-de-vie de grains, quelques tranches de lard et un paquet de charpie des kossyniers, commandés par quelque vieil officier, s'exerçaient à la charge et à l'attaque, tandis que de jeunes chasseurs volontaires apprenaient à manier de vieux fusils rouillés; un ou deux officiers d'état-major, dans une chaumière choisie pour quartier général, envoyaient des courriers ou questionnaient des guides, et le curé toujours fort occupé dans l'église, bénissait les drapeaux du détachement, ou écoutait la confession de ceux qui se préparaient à partir.

:

Tel était à peu près l'aspect qu'offrait le bourg de B***, petite ville des frontières de la Wolhynie, vers le milieu du mois de juin 1863. Les habitants de B***, presque tous catholiques, étaient, par cela même, dévoués à la cause polonaise. Au delà des terres du bourg, les paysans de la contrée professaient le schisme, et, par conséquent, leur appui était trèsdouteux. Il s'agissait, pour le chef de la bande insurgée qui occupait les

environs, de les gagner à sa cause ou tout au moins de les décider à la neutralité. L'entreprise était, sinon dangereuse, du moins fort difficile, et devait être confiée à un homme doué d'une grande audace, en même temps que d'une prudence extrême et d'une éclatante intrépidité. Or, toutes ces qualités semblaient réunies chez le jeune chef Ladislas Korda, un des premiers venus à l'appel de l'insurrection, qui, après avoir été cerné par des forces supérieures dans les forêts de la Lithuanie, était parvenu à s'échapper, rusant, manœuvrant, combattant, et ramenant enfin ses deux douzaines de fusils et sa poignée de braves.

Ladislas Korda était l'idole de ses troupes. On disait que, pendant son long séjour dans les forêts lithuaniennes, il avait été le confident et l'ami de l'abbé Mackienviez, qui avait apprécié justement l'énergie et la tenacité de son caractère. C'étaient sans doute ses qualités guerrières qui avaient valu au jeune partisan l'estime de l'abbé : car il paraissait assez mal doué du côté des qualités morales. Ses soldats eux-mêmes avouaient que, dans tous les loisirs que lui laissait la vie du camp, il buvait comme un Suisse, jouait comme un prince russe, et, en toute occurrence, jurait comme un païen. Mais cela ne l'empêchait pas d'être un beau cavalier, un fier sabreur, un ardant guerillero, un capitaine intrépide, consacrant utilement et noblement, au service d'une cause malheureuse, une vie qu'il aurait sans cela dissipée, sans but et sans gloire, au bruit des bouchons de champagne et autour des tapis verts.

Ladislas Korda, avant de présenter son détachement aux paysans d'alentour, arme au bras et enseignes déployées, désirait être bien renseigné sur les dispositions de ces paysans. Aussi avait-il envoyé des espions dans diverses parties de la plaine, et fesait-il comparaître tous les individus isolés qui pouvaient lui fournir quelques renseignements.

On venait d'amener un étranger devant lui au moment où commence cette partie de notre histoire, et Korda, assis sur un escabeau de bois, dans la salle d'une des meilleures chaumières de B***, se disposait à l'interroger.

Le jeune chef de bande pouvait avoir vingt-huit ans environ. Il était d'une taille élevée, un peu mince peut-être; mais ses mouvements vifs et faciles annonçaient chez lui cette énergie vitale qui s'allie si fréquemment aux apparences de la faiblesse chez les femmes et chez les hommes nerveux. Sa figure fine et régulière était entourée d'épaisses boucles de cheveux bruns coquettement ornés d'une toque à aigrette, et éclairée par deux grands yeux bleus et vifs, animés par un mélange singulier de réflexion, d'insouciance et d'audace. Seulement ses paupières allongées estompaient en dessous de grandes ombres bleuâtres, et quelques rides à peine perceptibles se dessinaient entre les sourcils, sillonnant ce front déjà flétri, quoique si jeune encore. Ces rides-là, ces ombres malsaines, n'étaient pas dues aux fatigues de la guerre et aux travaux du camp:

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c'étaient les veilles, les émotions du jeu, les jouissances du viveur qui les avaient marquées une à une. Peut-être maintemant, au souffle vivifiant de l'enthousiasme pur et désintéressé, à l'air salubre de la patrie, auraientelles le temps de disparaître, et le viveur, transformé en combattant, pourrait renaître ou du moins rajeunir.

Korda, attendant impatiemment qu'on introduisît l'étranger en sa présence, battait la chasse de ses doigts blancs et fins sur quelques papiers étalés sur la table, tandis que, de l'autre main, il caressait la crosse des pistolets damasquinés d'argent qu'il portait à la ceinture. Bientôt, il vit entrer deux kossyniers, la tête découverte et l'arme nue, et l'inconnu qu'ils avaient saisi fut amené au milieu d'eux.

C'était un vieillard auquel il manquait un bras, et qui était revêtu d'un vieil uniforme d'infanterie russe s'en allant en lambeaux. Cet homme avait dû être robuste jadis: car, sous sa capote grise usée, sa poitrine se dessinait large, quoique amaigrie; les muscles de son poignet unique étaient vigoureux et saillants, et ses yeux foncés jetaient encore un certain feu, quoique retombés dans leurs orbites caves. Mais ses grossiers pentalons de soldat, trop larges pour lui, flottaient autour de ses jambes osseuses; ses pieds, enflés et blessés peut-être par une longue route, étaient enveloppés de linges ensanglantés; son visage creux et tanné s'ombrageait d'une chevelure grise tombant en désordre, et son large dos voûté semblait s'incliner encore sous le poids du havre-sac, de la giberne et du fusil.

Ladislas Korda fronça légèrement le sourcil en apercevant les haillons d'uniforme russe que portait le nouveau-venu, puis, en l'examinant de près, il s'aperçut que rien, dans ce visage, ne rappelait les traits de la race mongole: les grands yeux bien ouverts de l'étranger, son nez saillant et l'ovale amaigrie de sa figure, semblait plutôt appartenir au type slave purement caractérisé.

-Qui es-tu? dit le jeune chef, en faisant signe au vieillard de s'approcher de la table.

-Un ancien soldat du régiment d'Orenbourg que ses chefs renvoient chez lui, devenu invalide par suite de ses blessures.

-Ainsi tu viens?..

-De Tiflis, seigneur... capitaine, dit le vieillard, qui, remarquant les galons et la ceinture de son interrogateur, se doutait bien qu'il se trouvait en présence d'une autorité militaire, mais qui se demandait avec surprise quelle était cette nouvelle autorité que, jadis, il n'avait point connu.

-De Tiflis!.. c'est un peu loin, et tu me parais bien faible pour avoir pu t'acquitter d'une aussi longue route. Sache que, si tu me trompes, dans une heure tu seras pendu.

--J'ai déjà vu la mort de bien près, mais je n'ai jamais menti, répondit le vieillard avec calme.

- C'est bon; nous verrons cela. Dis-moi maintenant de quel côté tu poursuivras ta route, en supposant que nous te laissions aller?

-Je retourne dans mon village, à Igliça, seigneur capitaine.

-A Igliça !... Quelle Igliça? A ma connaissance il y en a plusieurs. -Le village dont je parle est encore bien loin d'ici: il se trouve dans le gouvernement de Radom, et c'est le seigneur Oksinski qui en est le propriétaire.

-Igliça, au seigneur Oksinski, dans le gouvernement de Radom! s'écria le jeune chef avec une certaine surprise. Si tu me trompes, tu t'es fourvoyé, vieillard, et je verrai tout de suite si tu m'as menti. Dis-moi donc un peu comment tu t'appelles?

-Je m'appelle Maciej Kratek ; j'étais un des cultivateurs du village, mais le gouvernement m'a pris pour l'armée, il y a un peu plus de seize

ans.

-Maciej Kratek! attends donc !... N'y avait-il pas un Maciej que mon parent, M. Oksinski, regrettait beaucoup ? C'était le mari de la nourrice de sa fille, ma..mademoiselle Hedwidge, dit Korda en paraissant rassembler ses souvenirs.

-Oh! seigneur, puisque vous les connaissez, pouvez-vous me dire si ma femme Kasia vit encore? demanda le vieillard, qui vint, les yeux pleins de larmes, tomber aux pieds du chef de partisans.

--Ah! sur ce point je ne pourrais te renseigner, mon brave. J'ai fait de fréquents séjours à Igliça... autrefois...; mais, depuis trois ans, je n'y ai pas fait de visites, répondit le jeune commandant, dont les joues se couvrirent d'une légère rougeur... Cependant, à dire vrai, je crois me rappeler qu'avant mon départ, ma.. mademoiselle Hedwidge m'a parlé de sa nourrice. Et même... oui, je me le rappelle... et même elle m'a montré sa sœur de lait... une grande et jolie fille, admirablement tournée... C'est une de ces créatures qu'on ne peut pas oublier!

-Ma chère petite Magda, mon enfant que j'ai à peine connue! s'écria le soldat d'une voix tremblante, en joignant les mains.

-Ah ça! dites donc, vieux père, puisque vous connaissez si bien Igliça, vous avez dû me connaître moi-même ? J'étais souvent chez mon oncle Oksinski il a seize ans ; j'étais un fameux gamin, éveillé, tapageur et hardi comme un roi de gitanes.

-Ne seriez-vous pas le petit seigneur Ladislas Wojtko, ce beau jeune garçon qui jouait toujours avec notre demoiselle? Il n'y avait rien de si joli que de vous voir tous les deux courir dans les champs, et,... pardonnez-moi, Monsieur, mais nous autres, dans le village, nous disions qu'un jour vous seriez mari et femme.

-Ah! vous disiez cela?.. Eh bien! vous ne vous êtes pas beaucoup trompés... Je suis en effet Ladislas Wojtko, ce "petit seigneur, et j'es pérais jadis être l'époux de mademoiselle Hedwidge... Mais l'homme

propose et les circonstances disposent. Mademoiselle Hedwidge est restée mademoiselle, et je suis ici, comme vous voyez.

-Dieu l'a voulu ainsi, fit le vieillard en s'inclinant, n'osant adresser aucune question ni observation au jeune parent de ses maîtres.

-C'est Dieu si tu veux; moi, je croirais plutôt que c'est le diable, dit Ladislas en riant d'un air de bonne humeur... Mais, mon brave, nous ne sommes pas ici pour bavarder. Montre-moi ta feuille de route.

Le vieillard la tendit respectueusement au jeune capitaine. Celui-ci la parcourut du regard, et la lui remit bientôt.

-C'est bon, dit-il, elle est en règle. Tu pourras continuer ta route aussitôt que cela te fera plaisir... Mais, ajouta-t-il après un instant, puisque tu vas à Igliça, tu te chargerais bien d'un message?

-Tant qu'il vous plaira, seigneur, dit le vieillard avec respect.

Eh bien! je te le donnerai ce soir; il me faut un peu de temps pour l'écrire. D'ici là, tu te reposeras avec nous, et tu nous conteras des nouvelles du Caucase. Ma foi, il me reste une heure de libre, et j'ai beaucoup de questions à t'adresser.

-Faites, capitaine, dit Maciej en inclinant la tête.

-Eh bien! toi qui regrettais tant ta femme et ta petite fille, comment t'es-tu trouvé dans ton séjour de là-bas ?

-Je m'y suis trouvé comme un pauvre oiseau arraché au nid, comme un triste corps sans âme. Si je n'avais pas cru en Dieu, je crois que je me serais consolé bientôt avec une balle de mon fusil; mais, comme j'étais chrétien, j'ai pensé que ce serait un crime de me tuer et qu'il valait mieux me résigner et être patient et honnête.

-Honnête, passe encore, mais patient? cela doit être un peu difficile. A quoi donc passais-tu ton temps dans ces casernes, ou plutôt dans ces cavernes de loups?

-Je tâchais de bien faire mon devoir; je faisais la volonté de mes supérieurs et je nettoyais bien mes armes; et puis je priais Dieu et je pensais à mon pays.

-Peste! voilà des occupations très-morales, mais fort peu divertissantes Dis donc, tu n'as pas toujours été invalide, vieux père? tu devais être un peu plus vert et solide, il y a seize ans. Eh bien! là-bas, quand tu n'avais plus de famille, ne pouvais-tu pas faire un nouveau ménage, demander à t'établir comme colon, (tes chefs te l'auraient peut-être permis) et prendre pour femme une jolie Circassienne, à la place de ta vieille Kasia? Tu as dû voir que les habitantes de ce pays-là sont furieusement jolies ?

-Il faut des yeux pour voir la beauté des femmes; il faut un cœur pour la sentir. Mes yeux et mon cœur sont restés à Igliça. Quand nous traversions les aouls des Circassiens ou les grandes montagnes toutes blanches de neige, ce n'étaient pas les pics éclairés par le soleil ni les ter

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