(TRENTE-CINQUIÈME ANNÉE; TOME LXX DE LA COLLECTION) LOUVAIN SECRÉTARIAT DE LA SOCIÉTÉ SCIENTIFIQUE (M. J. Thirion) II, RUE DES RÉCOLLETS, II 1911 LA PSYCHOLOGIE DU SPÉCIALISTE (1) Les exigences de la vie sociale aussi bien que les tendances de notre nature individuelle nous imposent la spécialisation. Virgile nous rappelle que « non omnia possumus omnes » ; et l'examen le plus superficiel suffit pour nous apprendre qu'un des moyens les plus sûrs de ne rien faire de bon, c'est de vouloir tout faire. Si cette nécessité s'imposait dès l'abord en vertu de nos pouvoirs individuels, si l'on naissait homme d'action ou intellectuel, juriste, médecin, technicien ou philosophe, il n'y aurait peut-être pas lieu de faire la psychologie du spécialiste. Mais c'est là une situation que nous ne nous représentons guère, parce que les faits ne nous en fournissent aucune donnée. Malgré nos différences individuelles parfois très profondes, nous sommes tous en possession de la nature humaine, de toute la nature humaine; nous avons tous les mêmes intérêts supérieurs, les mêmes destinées; notre spécialité n'est qu'un moyen : réaliser une vie humaine est notre but. Dès lors on peut se demander quels sont les effets de la spécialisation dans cette nature totale qui semble vouloir embrasser la totalité du réel, (1) Conférence donnée à l'Assemblée générale de la Société scientifique, à Bruxelles, le mercredi 26 avril 1911. 243578 et dans notre personnalité qui demande, qui exige de rester pleinement humaine, et qui n'en doit pas moins concentrer toutes ses énergies sur une spécialité. C'est avant tout ce conflit entre l'ampleur de notre nature et les restrictions de notre activité réelle, entre la diversité de nos pouvoirs, de nos tendances, de nos intérêts, et les entraves étroites qui encerclent nos intelligences de spécialistes, qui fait surgir devant l'esprit de ces spécialistes qui sont les psychologues, ce problème captivant et éminemment pratique : la psychologie du spécialiste. Sil fallait l'examiner dans toute son étendue, nos considérations resteraient si vagues qu'elles en deviendraient inutiles. Précisons, par conséquent élaguons beaucoup. Le spécialiste je ne joue pas sur les mots - est un homme spécial, un homme qui n'est plus général, qui ne mène plus la vie humaine en général, qui, à ses activités naturelles, met des bornes. Il va sans dire que ce n'est pas pour le plaisir de restreindre qu'on sacrifie ainsi une portion de son être, une partie de ses activités naturelles. Cette fantaisie serait aussi absurde qu'illegitime. On ne sacrifie que pour gagner; on ne restreint que pour enrichir et intensifier. Il en est de la spécialisation comme de l'attention. Lorsque nous voulons être attentifs à un objet, nous écartons du champ de notre conscience toutes les préoccupations étrangères, tous les autres objets, toutes les causes de distraction. L'attention, par cet aspect négatif, nous diminue mentalement, parait appauvrir notre vie consciente; mais c'est manifestement pour enrichir le concept de l'objet qui nous intéresse en ce moment, pour vivre plus intensément par la concentration. La spécialisation est comme une attention, non d'un moment, mais de la vie tout entière. Et comme l'attention s'empare transitoirement de toute notre personne, |