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DE LA POÉSIE ET DU STYLE

nous à développer cette partie de sa définition qui est à la fois la plus complète et la plus vraie : la poésie est un état de l'âme; elle correspond à un ordre d'idées tout particulier, elle s'exprime dans des formes spéciales. Le sentiment poétique touche de près au sentiment religieux, de si près qu'ils se confondent parfois; et tout sentiment religieux constitue l'âme dans l'état poétique. S'il y a une poésie indépendante du sentiment religieux, cette poésie suppose cependant les principales conditions de la religiosité. Par sentiment religieux il ne faut pas entendre ici la foi à tel ou tel dogme positif; mais la croyance générale à un monde surnaturel, cette croyance qu'il existe dans l'univers autre chose que tout ce qui est visible et tangible à nos sens. Derrière tout ce qui a une forme, une couleur, une substance corporelle, derrière tout ce qui peut se toucher et se voir, il y a quelque chose qui vit, dont tous les phénomènes matériels sont l'expression, qui dirige et gouverne tous ces phénomènes; il y a, en un mot, des âmes, un esprit, cachés et révélés pourtant par tous les objets avec lesquels nous sommes en rapport; voilà la croyance primordiale qui constitue le sentiment religieux et en même temps le sentiment poétique. Ce sentiment peut aboutir à des doctrines diverses, soit au panthéisme, soit au spiritualisme chrétien, mais il n'en est pas moins l'essence même de l'idée religieuse; on peut en tirer ou l'unité de Dieu, ou le panthéisme ou le polythéisme, mais il est commun à toutes les religions, à toutes les grandes philosophies. Sentir et croire qu'il y a partout un esprit vivant derrière la forme, que nulle forme n'existe indépendamment d'un principe spirituel, que chacune a sa signification morale, que la nature, quels que soient son origine et son auteur, est un vaste symbole d'un monde invisible supérieur à elle, et que pour cela on appelle surnaturel, c'est là une faculté commune à l'homme religieux et au poète.

Bien d'autres causes font que la poésie a sa source dans la religion, qu'elle en suit les destinées, que tout ce qui porte atteinte à la religion ruine aussi la poésie, mais la cause fondamentale est cette première communauté d'idées. La poésie est donc un principe positif, indépendant des formes du langage, comme la religion est une chose positive et qui ne consiste pas uniquement dans les formes du culte. Enfin la poésie est inhérente au sentiment religieux, et l'histoire de la poésie suit les phases de l'histoire de la religion.

Outre l'état religieux des esprits, il y a un état général de la société plus ou moins favorable au développement de la poésie. Sans parler des conditions qui peuvent influer sur l'imagination proprement dite, c'est-à-dire le climat, l'âge et le tempérament de la race, le plus ou moins de richesse et d'industrie, la vie agricole ou citadine, la jeunesse ou la vieillesse de la langue, l'état des autres arts, la nature du gouvernement et des hiérarchies sociales, mais pour nous attacher surtout aux conditions intérieures, aux conditions morales du sentiment poétique, nous devrons chercher, en appréciant une époque au point de vue de la poésie, le caractère de cette époque sous le rapport de ce que nous appellerons le respect. Pour donner une signification plus déterminée à ce mot de respect, nous l'opposerons de suite à son contraire, c'est-à-dire à l'ironie. L'état de l'âme directement opposé à l'ironie est en réalité l'enthousiasme; et l'enthousiasme est un des principes nécessaires de la poésie. Mais à défaut de l'enthousiasme qui est le privilége de quelques âmes et qui ne saurait être l'état habituel d'une société, nous demanderons au moins à une nation qui veut avoir une poésie, le respect, le respect de tout ce que la nature, les traditions sociales, la religion ont consacré comme respectable; le respect des supérieurs par l'âge, par les dignités, par le caractère; le respect des grandes idées et de leurs symboles; le respect de tout ce qui est faible,

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gracieux, immocent; le respect des enfants et des femmes ; le respect de toute chose qui porte dans sa beauté le caractère du divin. Ce sentiment du respect, loin d'être un des caractères de l'abaissement et de la servitude, a sa source première dans le sentiment de la dignité humaine, dans la fierté individuelle. Le vrai respect n'existe qu'avec la force et la liberté. Les âmes les plus héroïques, les plus fières sont celles qui connaissent le mieux le sentiment du respect. Nulle part la vieillesse n'était honorée comme à Sparte et dans les beaux siècles de Rome; c'est la puissante individualité de l'homme du moyen âge, c'est l'âme indomptable du chevalier qui a créé le culte de la femme. Le sentiment du respect commence par le respect de soi-même, de sa dignité personnelle; il est lié au sentiment de l'honneur. La soumission de l'esclave est un avilissement, l'homme libre peut seul pratiquer le respect. La poésie suppose une âme capable de respect; c'est-à-dire une âme fière et enthousiaste, ouverte à la sympathie, à l'admiration, placée, en un mot, à l'extrême opposé de l'Ironie. L'ironie, le contraire du respect, est l'état des esprits subversifs et des époques où règne l'esprit de destruction. Quand les pouvoirs, la hiérarchie, les croyances, les traditions deviennent un objet de moquerie et de dédain, que les hommes sont pleins de soupçons vis-à-vis les uns des autres, que nul ne croit plus à la vertu et à la bienveillance de son semblable, dès lors ce sentiment que nous avons nommé l'ironie a remplacé, dans la littérature comme dans les caractères, l'antique respect, principe des époques de création et des âmes fortes. Et ne croyons pas que l'ironie soit un indice d'indépendance véritable dans les esprits, ou même de liberté dans l'état; c'est là une erreur assez commune, et pareille à celle qui fait considérer le respect, l'admiration, la vénération religieuse comme l'apanage des âmes faibles. En général les cœurs portés à l'iro

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nie sont tout le contraire des cœurs héroïques; les esprits vraiment fiers, nobles, énergiques ne pratiquent pas la moquerie; l'ironie est une arme de la servitude. L'histoire des ironiques les plus célèbres est là pour attester le peu de noblesse de leur caractère et leur peu d'indépendance. Depuis Rabelais jusqu'à Voltaire, tous n'ont obtenu le privilége de manquer impunément de respect aux grandes choses qu'en se faisant les humbles courtisans des personnes les moins respectables. L'ironie, comme état habituel du cœur et de l'intelligence, est mortelle à la poésie comme à la religion.

Lors donc qu'en interrogeant l'esprit d'une époque nous trouvons qu'elle a, pour premier caractère l'absence de respect, l'ironie, nous pouvons décider d'avance et à coup sûr que cette époque est contraire à la poésie.

A aucune époque de l'histoire l'ironie n'a exercé sur les âmes une domination aussi absolue qu'au XVIIIe siècle. La littérature de ce temps prose et vers, la vie sociale, les conversations, les correspondances sont si complètement privées du respect, elles se distinguent si bien par un esprit d'aggression contre tout ce que le genre humain a vénéré, qu'il semble que l'armée des intelligences soit organisée tout entière comme pour une bataille. Jamais, du reste, il n'y a eu dans une société une pareille unité de tendance; et le but commun c'est un assaut à donner à tous les sanctuaires réputés jusque là les plus inviolables. Il devient presque injuste de juger la littérature du XVIIIe siècle du haut des lois de la poésie et de l'art, tant elle est étrangère à tout ce qui n'est pas la guerre au passé et l'esprit de réforme ; ses vers et sa prose ne relèvent pas de l'esthétique, mais de la stratégie. Ouvertement, ou sans le savoir, toutes ses pensées ont le même but: la révolution.

Cette unité, cette discipline dans une pareille mêlée des intelligences a certainement sa grandeur. A côté de la néga

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tion, du scepticisme, de l'ironie, il y eut, chez les écrivains du XVIIIe siècle, des haines justifiées, des passions vraies et jusqu'à des éclairs d'enthousiasme. Quelques âmes, comme celle de Jean-Jacques Rousseau, tout en participant, par des sophismes à l'oeuvre de subversion, se tiennent en dehors du courant de l'ironie; aussi l'éloquence n'est-elle pas rare dans les œuvres de ce temps; ce n'est plus l'éloquence de Bossuet sortie des profondeurs de la raison et des plus hautes régions de l'âme humaine, c'est une véhémence qui a sa source dans le tempérament plutôt que dans le cœur, dans l'imagination sensible plutôt que dans l'entendement, mais enfin c'est une véhémence entraînante, qui saisit certains côtés de l'âme, et qui engendre un des effets que l'on demande à l'éloquence, l'émotion.

Le XVIIIe siècle a donc eu son éloquence car il a eu des passions; mais le XVIIIe siècle, hostile au sentiment religieux et dépourvu de respect, n'a pas eu de poésie. Tout le monde a fait des vers au XVIIIe siècle, depuis les abbés galants et les graves magistrats jusqu'au rois philosophes, et j'y cherche un poète. A part quelques lueurs perdues de Malfilâtre et de Gilbert, et l'aurore d'André Chénier qui commence une époque nouvelle, la critique ne peut rien accepter comme vraie poésie dans les innombrables rimes des contemporains de Voltaire.

Une étroite connexité joint la substance de la poésie et le style poétique; la poésie peut exister en puissance indépendamment du style, mais pour se réaliser dans une œuvre d'art elle a besoin d'une certaine forme, elle vit dans une étroite dépendance du style; dès qu'elle sort de l'âme pour se manifester, le style en devient une face si importante, que l'on peut expliquer par cette importance de la forme, l'erreur de ceux qui n'admettent entre la poésie et la prose d'autre distinction que celle du syle.

On peut néanmoins étudier et on a toujours étudié les

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