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PIERRE DUHEM

ET

LA THÉORIE PHYSIQUE

Il est arrivé deux ou trois fois, depuis que l'esprit humain s'est appliqué à scruter les mystères de la nature, que les savants ont cru avoir atteint le fond même des choses et donné des phénomènes une explication définitive. Ce fut surtout au XVIIe siècle, quand Descartes prétendit tout éclaircir par « des raisons de Mécha nique » en ne se servant que de la figure et du mouvement, et peut-être plus encore au xixe, dans l'enthousiasme soulevé par la constitution des grandes théories physiques, telles que la théorie ondulatoire de la lumière et la théorie mécanique de la chaleur. Dans ces grandioses synthèses on se plut à voir, non seulement le mécanisme exact des phénomènes, mais aussi la structure intime de la matière et son explication cosmologique.

Nous sommes bien revenus de ces vastes ambitions. D'abord, cela va sans dire, le savant du xxe siècle renonce à toute prétention d'usurper sur le domaine de la métaphysique. De plus, assagi peu à peu par de multiples déceptions dans ses essais d'adaptation, aux théories en vogue, des apports incessants des découvertes nouvelles, il a fini par se demander s'il n'était pas vain de vouloir expliquer le monde, même au simple point de vue physique. La nature ne laisse démonter que ses pièces extérieures, pour ainsi dire; le fond demeure impénétrable. Incapables de l'analyser directement, nous pouvons tout

au plus imaginer un système, un mécanisme apte à produire un certain nombre des effets que nous observons, mais nous ne pouvons jamais affirmer que le mécanisme, à l'œuvre dans les profondeurs intimes de la matière, est précisément celui-là, parce qu'il ne nous est pas donné de démontrer qu'aucun autre n'en serait capable.

Je m'aventure peut-être en attribuant cet état d'esprit au savant du xxe siècle, en général; limitons-le, pour ne rien exagérer, au physicien. Aussi bien, c'est, de tous les hommes de science, le mieux qualifié pour en parler avec autorité : car, de l'aveu unanime, c'est dans la physique qu'on trouve les plus nombreux et les meilleurs exemples du développement des théories scientifiques.

A cette évolution personne n'a contribué plus puissamment que Pierre Duhem. Pendant plus de vingt-cinq ans il n'a cessé de méditer sur la structure logique des théories et sur leur rôle dans la science. Cette analyse aussi pénétrante que patiente a livré ses fruits progressivement en de nombreux articles dont cette REVUE a eu l'honneur de publier les premiers, à partir de 1912, et dont plusieurs séries ont été réunies en volume. Un ouvrage capital intitulé « La Théorie Physique », paru en 1906 (deuxième édition en 1914), renferme la doctrine complète de notre illustre collaborateur et en donne tout l'enchaînement, avec la forme définitive. C'est là surtout que nous irons chercher sa pensée.

Plus ouvert et plus compréhensif que E. Mach, qui ne voyait dans la théorie que l'« économie du travail intellectuel », plus profond et plus objectif que H. Poincaré qui se complaisait, en ces matières, aux généralités brillantes et volontiers paradoxales, il excelle à embrasser toute la réalité des faits, comme à en dégager tout le sens caché. Jamais les notions d'expérience de physique, de loi physique, n'ont été fouillées, retournées avec une curiosité plus opiniâtre et une perspicacité plus aiguë;

jamais l'intervention d'un symbolisme abstrait pour les relier logiquement n'a mieux été mise en lumière, et le point précis où s'introduit la convention, et ses répercussions les plus lointaines sur l'ensemble et sur le détail.

Comme beaucoup de réformateurs, passionnés pour la mission qu'ils se sont assignée, Duhem n'a pas toujours su se garder de toute exagération, et certaines de ses idées, nous ne le dissimulerons pas, ne sont pas communément admises. Entre les errements anciens et la réaction énergique dont il a été le chef, la pensée scientifique paraît avoir adopté une voie moyenne, également éloignée de la présomption et du scepticisme. Il n'en a pas moins donné une impulsion vigoureuse au mouvement d'assainissement de l'atmosphère scientifique en combattant les outrances de ceux qui se flattaient d'avoir pénétré définitivement la vraie nature des choses.

Le meilleur hommage à rendre à son œuvre est peutêtre de donner un aperçu critique de l'état actuel de la question. C'est à cette tâche que nous allons nous. essayer (1).

Comment se forme une théorie physique ? Elle naît d'une double opération intellectuelle sur les phénomènes observés groupement des faits en lois, groupement des lois en systèmes. La théorie physique est un système de lois logiquement ordonné.

Les faits d'abord, les faits méthodiquement observés, sont à l'origine de toute connaissance scientifique. Mais les faits isolés ne sauraient constituer une telle connaissance. Il faut en extraire un énoncé général, abstrait, applicable à un grand nombre de faits qui ont certains traits communs, et permettant d'en prévoir, par induc

(1) Sur le même sujet, traité d'un point de vue différent, voir la magistrale étude de M. A. Witz: Le conflit sur la valeur des Théories physiques, tome LXXVII de la REVUE, janvier-avril 1920.

tion, un grand nombre d'autres qui présentent les mêmes traits. Je plonge un thermomètre dans un vase contenant de la glace fondante, et je constate que le mercure reste stationnaire tant que la fusion n'est pas complète : c'est un fait. Le résultat est le même si j'opère à d'autres moments, -en d'autres lieux, sur d'autres récipients, avec d'autres thermomètres : toujours la hauteur du mercure reste invariable. Je me crois alors en droit d'affirmer que la température de fusion de la glace est constante. C'est une loi. Elle résume dans son énoncé tous les faits particuliers observés et, de plus, elle prédit les faits du même genre qui seront observables à l'avenir.

En général, quand les expériences ou les observations sont bien faites, il n'est pas difficile d'énoncer des lois. Il est beaucoup moins aisé de grouper les lois en théories. Il faut, pour cela, les faire découler comme conséquences logiques d'un principe unique. Ce principe unique est le plus souvent une hypothèse, quelquefois un fait d'expérience ou une loi plus générale. Ce dernier cas est rare, et c'est bien regrettable, car il est évident qu'il nous donnerait ce qui nous est refusé d'ordinaire: savoir, une explication complète et définitive. Le type en est l'acoustique ou la théorie des vibrations sonores. C'est un fait que le son consiste objectivement dans des vibrations qu'on peut voir, mesurer, etc. Dès lors les lois de la mécanique nous permettent de calculer ce qui se passera dans le cas d'un corps vibrant de forme et de propriétés déterminées, c'est-à-dire de déduire de l'hypothèse fondamentale les lois des vibrations des cordes, des verges, des tuyaux, etc.

Plusieurs théories particulières peuvent, à leur tour, se rattacher à un principe commun plus élevé, et il est clair que la théorie générale qui en résulte doit être considérée comme d'autant plus parfaite qu'elle se subordonne un plus grand nombre de théories particulières. Comme il n'y a pas de limite assignable à ce processus,

on est amené logiquement à viser à l'universalité absolue, en d'autres termes, à chercher finalement un principe d'où puissent se déduire toutes les lois de la nature inanimée.

Les propriétés qu'on prendra pour point de départ seront, dès lors, les plus générales possibles. De là cette tendance si remarquable des théories physique à considérer non pas les éléments les plus petits que nous puissions effectivement reconnaître dans les corps, car ceuxlà participent encore aux propriétés distinctives des diverses substances particulières, mais des éléments bien plus petits encore, qui échappent absolument aux prises de l'observation directe, et qu'il nous est loisible, par conséquent, de douer des propriétés communes dont nous avons besoin.

Mais si nous ne pouvons nous empêcher de recourir à une division de la matière qui dépasse les limites de l'expérimentation, nous nous garderons soigneusement de chercher en dehors du cadre des propriétés connues les activités que nous attribuerons à nos éléments. Nous nous contenterons, si possible, des attributs essentiels qui se retrouvent de la même manière à des degrés divers dans tous les corps de l'univers, savoir la masse, l'étendue, la force et le mouvement local. Grâce à ce choix, le nombre des hypothèses sera limité au strict minimum. Autre avantage inappréciable: les diverses branches de la physique seront ramenées à celle d'entre toutes qui présente la forme la plus précise et la plus concrète, je veux dire la mécanique. Elles en deviendront plus directement saisissables pour l'intelligence, se prêteront mieux aux mesures et au calcul, et répondront plus pleinement à l'idéal de simplicité auquel tend instinctivement notre effort.

Nous éviterons avec le même soin de pousser notre analyse de la composition des corps jusqu'aux éléments métaphysiques, comme on a eu le tort de le faire quelque

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