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L'idée essentielle de ce travail pourrait se résumer ainsi : essai d'application à la morale d'une méthode scientifique. Mais ces quelques mots suffirom-ils pour donner à ceux qui en entreprendraient la lecture une notion quelque peu précise de son objet et de ses tendances? Je n'ose, en vérité, l'espérer. Pour moi, chacun d'eux contient, à l'état d'extrême compression, une partie des idées dont l'ensemble forme cet écrit, et dont j'aperçois d'avance l'enchaînement et les rapports. Pour le lecteur, qui ignore ces idées, et ne peut les entrevoir sous une forme aussi concise, ces quelques mots représentent une notion parfaitement vague; défaut à peu près inévitable dans toute formule où le philosophe prétend renfermer un grand nombre d'idées: on ne peut en apercevoir la vraie portée et la signification précise que si l'on en connaît d'avance les développements; il y a là une sorte de pétition de principe, et je dirais volontiers d'antinomie, si je ne craignais que le lecteur ne me soupçonnât d'avoir l'habitude de parler allemand, ce qui est le pire défaut pour un philosophe français. Pour moi, ce membre de phrase contient en germe tout l'ouvrage; pour le lecteur, il signifie à peu près ceci : Je vous affirme que je vais vous parler de morale théorique, et que j'ai des prétentions scientifiques. La perspective n'est guère séduisante, et je crois nécessaire, dans mon intérêt, d'exposer tout d'abord, et le plus brièvement possible, de quoi et pourquoi je vais parler.

La morale est-elle une science? Et comment ne le serait-elle pas? La nature morale, comme la nature physique, n'a-t-elle pas ses lois générales, que le rôle de la science est de décrire et de préciser? Les

phénomènes moraux n'ont-ils pas, comme tous les autres, leur logique naturelle, leur généralité intelligible? Pourquoi, si l'on croit à la science, n'y pas croire ici comme ailleurs? Aussi la légitimité de la science morale ne fait-elle pas question pour ceux qui ont foi en la raison humaine. Sur le droit, tout le monde est d'accord; mais, en fait, que voyons-nous? La morale a-t-elle reçu une organisation scientifique? Les diverses branches dont elle se compose (morale pure, droit, politique) ont-elles été précisément définies? Y trouvons-nous des idées systématiquement enchaînées? Y trouvons-nous des démonstrations véritables? Personne plus que moi n'est disposé à reconnaître et à admirer les progrès que l'histoire et l'économie politique ont fait faire à la science sociale. Mais ces matériaux, que les autres sciences lui fournissaient ainsi, la philosophie morale a-t-elle su en profiter pour en former un ensemble systématique pour les coordonner et les subordonner à une synthèse supérieure? Je ne parle ici, cela va de soi, ni du droit positif, ni de la morale pratique, mais de la science morale, considérée philosophiquement dans son ensemble et dans ses principes. Parcourons les travaux conçus dans cet ordre d'idées. Qu'y trouvons-nous presque toujours? D'éloquentes dissertations sur le devoir et le droit, des banalités de morale pratique, et, çà et là, quelques théories qui ont au moins l'apparence philosophique, mais qui ne brillent en général ni par leur précision, ni par leur concordance.

Cette infériorité de la science morale, à quelle cause l'attribuer? J'ai cru la découvrir dans une doctrine qui règne aujourd'hui presque sans partage dans le monde comme dans l'école. Cette doctrine, il ne me convient ici ni d'en exposer les formes diverses, ni d'en expliquer le succès. Ces développements trouveront plus loin leur place; les limites dans lesquelles je veux renfermer ces considérations préliminaires me permettent seulement d'en indiquer le principe essentiel sous sa forme la plus pure, et de montrer, comme sa conséquence immédiate, l'impossibilité d'une science morale.

Son principe, c'est que la moralité ou l'immoralité de nos actions est une qualité première, irréductible, indépendante de leurs conséquences, et qu'elle nous est révélée par une faculté particulière, la conscience morale; c'est que, lorsque nous délibérons sur le choix à faire entre deux actions, au point de vue de leur moralité, nous n'avons qu'à nous recueillir en nous-mêmes, et, dans le silence des passions et de l'intérêt personnel, laissant de côté le raisonnement et l'observation, à écouter l'infaillible oracle du sentiment moral.

Ce principe une fois admis, qui n'en voit les conséquences? Toutes les vérités morales étant des idées à priori, irréductibles, premières,

données par l'intuition immédiate de la conscience, il n'y a place en morale ni à la discussion, ni à la démonstration. Que parlez-vous ici de déduction systématique, d'analyse scientifique? Écoutez la conscience, voilà tout. Soutenir ses défaillances contre les entraînements de la passion ou de l'intérêt, et, tout au plus, dresser le catalogue des oracles qu'elle rend, quand elle est sincèrement interrogée, tel est le seul but que la morale puisse se proposer. « Quand elle a constaté les droits du véritable souverain de la volonté, c'est à lui de parler et à la science de se taire. Comme il n'y a rien au-dessus de la raison, il n'y a rien qui puisse expliquer la raison sans la détruire... Tout ce que peut faire la théorie, après avoir étudié les principes, c'est de fournir à l'esprit un cadre dans lequel toutes les questions viennent se classer; c'est de montrer, en évitant de descendre aux circonstances particulières, comment les principes abstraits peuvent se traduire en règles de conduite. La méditation, lorsqu'elle reste ainsi dans une certaine généralité, donne, pour ainsi dire, de l'efficace aux principes de la morale, sans rien ôter à la liberté de la pensée et de l'action. » C'est ainsi que s'exprime M. Jules Simion dans son livre du Devoir (p. 406); c'est ainsi que, faisant de la morale une œuvre de pure édification, il lui applique le principe de son maître, M. Cousin: Sursum corda! voilà toute la philosophie.

Ainsi la multiplication des principes à priori rend la science morale impossible; de là la conclusion que, pour la tirer de l'ornière où elle est engagée, il faut la ramener à un principe unique.

Ce principe, j'ai cru le trouver dans les doctrines de deux penseurs éminents, dont beaucoup de personnes s'étonneront sans doute de voir accoler les noms, mais dont l'idée première, après une étude attentive, m'a paru presque identique je veux parler de Bentham et de Jouffroy. L'utilité générale, dit l'un; la fin universelle, dit l'autre. Au fond, tous deux disent ceci : Les actions morales sont celles qui contribuent au bien général.

Mais, par une inconséquence que j'essayerai d'expliquer ailleurs, Bentham, qui énonce le principe de l'utilité générale, et consacre toute sa vie à l'appliquer, nie en même temps qu'il y ait dans l'homme un mobile qui y corresponde, et ne reconnaît d'autre principe de l'activité humaine que l'intérêt personnel. L'utilité générale elle-même, il la dénature et la restreint, en la réduisant à ce qui procure du plaisir, et en absorbant le bien réel dans le bien sensible.

Jouffroy rectifie ces deux erreurs, mais pour tomber dans une autre. Après avoir posé en principe que l'objet essentiel du devoir est la fin universelle, il semble qu'il doive en conclure que le criterium moral est celui-ci : Étant données deux actions possibles, préférer celle dont

les conséquences seront le plus favorables au bien général. Par une étrange inconséquence à ce criterium précis et fécond, il en substitue un autre, dont j'essayerai de faire voir, dans le courant de ce travail, la stérilité et l'inconséquence.

Réconcilier, en les rectifiant légèrement, les idées de ces deux grands esprits, et fonder la morale sur le seul principe du bien géné ral, considéré comme objet du devoir, telle m'a paru être la condition nécessaire et suffisante pour la faire entrer dans une voie réellement scientifique. Mais ce principe, il ne suffit pas de l'énoncer, il faut encore le démontrer. C'est ce que n'ont fait, il faut bien l'avouer, ni Bentham, ni Jouffroy. C'est ce que j'ai entrepris de faire dans la limite de mes forces.

Mais, pour rendre intelligible la méthode que j'ai suivie dans cette démonstration, il me faut, j'en demande pardon au lecteur, lui exposer quelque chose comme une théorie psychologique.

Personne n'ignore que la philosophie du dix-huitième siècle avait abouti, en psychologie, à cette doctrine fondamentale : toutes les idées viennent des sens, de l'expérience, en d'autres termes il n'y a dans l'intelligence aucun élément à priori: Kant, l'école écossaise et l'école éclectique employèrent leurs plus vigoureux efforts à renverser cette doctrine, et firent voir, d'une façon victorieuse à mon avis, la néces sité de l'élément à priori dans la production de la pensée. Mais à côté de cette vérité se glissa, si je ne me trompe, une erreur grave. Ces idées premières, indépendantes, quant à leur origine du moins, de toute observation et de tout raisonnement, productions spontanées de l'intelligence, obtenues par une intuition immédiate, il sembla qu'elles ne pouvaient être que des axiomes, et que par conséquent il suffisait de les énoncer pour que leur évidence frappât immédiatement tout esprit sain. Dès lors, le rôle de la psychologie était bien simple : il suffisait d'énoncer toutes les idées irréductibles, indémontrables, en laissant à la raison de chacun le soin d'en constater l'évidence. A ce signe se reconnaissait une idée à priori. Pour en démontrer l'existence dans l'esprit humain, le philosophe n'avait qu'à en donner la formule. et, s'adressant à la conscience de son lecteur, à lui demander: trouvezvous, oui ou non, que cela soit évident? Si oui, c'est donc une idée á priori; si non, c'est moi qui me trompe, ou c'est vous qui êtes aliéné.

La conséquence semblait découler rigoureusement du principe : si une idée est à priori dans l'intelligence, elle est donc évidente, puisqu'elle est indémontrable. Et pourtant rien n'est moins vrai, selon moi, sinon pour toutes les idées à priori', du moins pour un certain

1. Je réserve à cet égard mon opinion.

nombre d'entre elles. Elles existent bien à priori dans l'intelligence humaine, mais à l'état latent, comme principes d'un certain nombre de jugements qui se produisent en nous sans que nous ayons conscience de la vérité première qui leur sert de base logique, comme lois intellectuelles se manifestant d'une manière confuse, inconsciente, et en quelque sorte instinctive. Mais elles n'apparaissent pas naturellement à l'esprit d'une manière directe, sous leur forme abstraite; et cela est si vrai qu'énoncées sous cette forme, elles n'ont pas le caractère d'une évidence immédiate. Pour découvrir chacune d'elles, pour en constater l'existence et l'action dans l'intelligence humaine, il faut un travail d'analyse; il faut prendre un certain nombre de vérités de bon sens, de jugements spontanés attestés directement par la conscience, et démontrer que tous, si l'on veut les ramener à leur véritable principe, les asseoir sur leur base vraiment logique, peuvent s'expliquer par cette idée à priori et ne peuvent s'expliquer que par elle, qu'ils sont autant de témoignages et de manifestations de son existence et de son action latente, souterraine, inconsciente, mais réelle.

Si c'est ainsi que nous découvrons l'existence de cette idée à priori, comment devons-nous la démontrer? C'est un principe que l'école moderne a contribué à accréditer, que la méthode d'invention et la méthode de démonstration sont identiques, que la philosophie, lorsqu'elle a découvert une vérité, n'a d'autre moyen, pour la démontrer, que de faire parcourir à tous la route qu'elle a suivie, en lui épargnant les hésitations et les tâtonnements. Et la raison de ceci, c'est que la nature de l'esprit humain ne lui laisse pas le choix, pour arriver à la connaissance d'une certaine vérité, entre plusieurs procédés arbitraires, mais lui en impose un, que le rôle de la méthode est seulement de découvrir et de constater. Donc, pour démontrer l'existence dans l'esprit d'une des idées à priori dont nous parlons, il n'y a qu'une méthode : c'est de faire voir qu'elle est le principe logique d'un certain nombre de vérités de bon sens, de jugements communs à tous les hommes. Il ne suffit pas de faire appel à une prétendue évidence qui n'existe pas. Il faut prendre l'idée en question comme une hypothèse nécessaire à l'explication d'un certain nombre de faits psychologiques, et, si cela se vérifie, conclure qu'elle est l'hypothèse vraie; ce n'est pas autrement que Newton a démontré la loi de la gravitation universelle.

Or, c'est précisément dans la catégorie des idées à priori que je range le principe moral que j'énonce ainsi : Chaque homme doit agir de manière à contribuer le plus efficacement possible à la fin universelle, au bien général. Pour en démontrer la vérité, ma méthode doit donc être celle-ci 1° Prendre un grand nombre de jugements moraux consa

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