Sayfadaki görseller
PDF
ePub

ᏞᎪ

PHILOSOPHIE DE M. TAINE

Le temps modifie, tempère, mûrit, perfectionne; il modère ce qui est excessif, supplée à ce qui manque, harmonise ce qui est heurté ; il détrompe, il éclaire, il instruit par des progrès sans limites. C'est là une règle générale. Mais il n'est pas de règle sans exception. C'est dans l'exception qu'il faut ranger M. Taine, car sur ce diamant la dent du temps ne mord pas. Tel cet écrivain s'est montré dans ses premières productions, tel il apparaît dans l'œuvre magistrale qu'il livre aujourd'hui au public. Par un privilége bien rare, se serait-il trouvé parfait dès le commencement? Ceux qui ont lu les Philosophes français au XIX siècle' avec quelque attention, ne le penseront pas. Eh bien ! supprimez, dans cet essai de jeunesse, les plaisanteries, les personnalités, les détails historiques sur les personnages; conservez les paradoxes philosophiques, le genre descriptif, les excursions dans les domaines de la physiologie, de la pathologie, de la physique et des mathématiques, donnez à ce qui reste les proportions d'un double in-8°, et vous aurez l'ouvrage que M. Taine vient de produire, non sans « difficulté du travail et longueur de l'effort, » à l'époque de la virilité de sa pensée'. S'il fallait nous expliquer ce rare phénomène d'immobilité, nous supposerions (les explications sont ordinairement des hypothèses) une de ces âmes calmes et vigoureuses en qui la volonté régente souverainement les autres facultés. Avec cette sorte de tempérament, si l'on embrasse une opinion, n'importe pour quel

⚫ Cet ouvrage est devenu : les Philosophes classiques du XIXe siècle en France. M. Taine a reconnu sans doute que l'ancien titre n'était pas un compliment à l'adresse de plusieurs de ses amis.

⚫ De l'Intelligence, par H. Taine. Hachette, 1870.

motif, c'est pour longtemps; la vérité n'est plus ce qui est, mais ce qu'on veut, quoique cela n'empêche pas toujours que ce qu'on veut soit ce qui est. L'intelligence n'a plus la liberté de se relever; elle est forcée de travailler à justifier son adhésion, c'est-à-dire, à montrer la vérité là où elle n'est pas. On comprend quelle peine doit résulter de cette tâche de Danaïde. On comprend aussi que, pour ne pas échouer complétement, il faudra quelquefois renouveler l'art de Procuste, ne pas craindre d'amputer, d'allonger, d'étendre, de réformer les principes, les observations et les faits. L'impartialité de la spéculation aura disparu; le philosophe a fait place à l'artiste, la contemplation à la création, et quelle création! Et pourtant, nous le reconnaissons volontiers, tout cela est parfaitement compatible avec la bonne foi: on trompe moins qu'on ne se trompe. Mais cette rigidité du parti pris, qui tend toutes les facultés vers un but immuable, ne laissera pas que de gêner la liberté d'allures de l'écrivain; le style même s'en ressentira il fera penser aux tendons qui ressortent sous la peau d'un membre fortement contracté; les descriptions les mieux réussies ne suffiront pas à l'assouplir; elles ne garantiront pas même du reproche de monotonie'.

Quelle que soit la valeur de notre explication, toujours est-il que le livre de l'Intelligence nous offre de nouveau les jeunes théories de l'auteur. Disciple de Condillac, imprégné de positivisme, M. Taine s'efforce de démontrer et d'analyser l'intelligence humaine et d'en ramener tout le mécanisme à la sensation, c'est-à-dire, d'après lui, à un cas particulier des phénomènes physiques. Nos lecteurs nous sauront peut-être gré de leur faire connaître les détails principaux de cette doctrine originale en y mêlant nos propres observations. Nous les entretiendrons aujourd'hui des aperçus de notre philosophe sur l'âme et sur la matière.

Mais observons d'abord qu'il est un point sur lequel M. Taine est surtout digne d'éloges. D'autres grands écrivains, oubliant qu'ils se doivent tout entiers au public, gardent pour eux tout ce qui intéresse leur importante personne. M. Taine

[ocr errors]

Un plaisant vient d'inventer l'adjectif monotaine. Le trait est d'un goût plus que douteux; mais fût-il plus mauvais encore, il ne pourrait s'adresser à la variété.

a plus de mémoire. Il est du reste un art discret qui concilie les délicatesses de la modestie avec les exigences de la jusLice. Grâce à ce sage tempérament, le lecteur apprend avec satisfaction que M. Taine a voyagé en Italie, en Angleterre, qu'il a été au théâtre à l'âge de sept ans', qu'il a vu de ses yeux lord Palmerston à la Chambre des Communes, qu'il a diné à Baveno sur le lac Majeur, qu'il compte parmi ses amis le romancier Flaubert et le docteur Robin, qu'il est marié, qu'il a un petit garçon, une petite fille, une table en acajou, un fauteuil rouge et un autre vert, une vieille pendule, un chien ou du moins l'image d'un chien peint sur l'abat-jour de sa lampe. Voilà qui ne manquera pas de faire progresser l'esprit humain et la philosophie.

[ocr errors][merged small]

L'esprit sans la matière, la matière sans l'esprit, l'esprit et la matière, il semble que les philosophes doivent nécessairement choisir entre l'une ou l'autre de ces formules, et, si les principes de quelques-uns renferment des conclusions plus radicales, cependant l'idéalisme et le matérialisme nous apparaissent dans l'histoire comme les deux extrêmes opposés de l'audace philosophique. On ne croyait pas que le sens commun' permit d'aller au-delà. Il était réservé au XIXe siècle, c'est-à-dire à M. Taine, de franchir cette frontière, en niant à la fois et la matière et l'esprit. Voyons de quelles preuves on essaie d'étayer cette double négation: on a rarement l'occasion d'un semblable spectacle.

Rappelons d'abord la théorie de l'abstraction.

Voici devant vous un être quelconque, une bille d'ivoire, par exemple: elle est sphérique, blanche, résistante, pesante,

1 Ceci nous donne le moyen de relever un détail notable de la vie de cet homme illustre. Il reporte sa première apparition au théâtre, trente ans en arrière, à l'âge de sept ans. Comme il est né en 1828, suivant Vapereau, la composition de la page où se trouve cette confidence doit avoir eu lieu en 1865. Ainsi le livre de l'Intelligence n'est pas précisément une improvisation.

Est-il nécessaire de faire observer que sens commun n'est pas toujours synonyme de bon sens? Ceci soit dit pour décliner toute intention injurieuse.

mobile. La sphéricité, la blancheur, la résistance, la pesanteur, la mobilité ne sont rien en dehors de la bille; c'est la bille elle-même diversement modifiée; mais cela n'empêche pas que vous ne puissiez considérer dans votre esprit l'une de ces manières d'être indépendamment de toutes les autres. C'est ce que vous ferez si vous comparez par exemple la blancheur de votre bille, à celle de l'argent, du lait ou de la neige. Dans cette opération la sphéricité, la pesanteur et la ré sistance n'ont évidemment rien à voir, ce ne serait qu'un embarras. Or voilà ce qu'on appelle abstraction, c'est la considération isolée d'une manière d'être qui ne peut exister de la sorte. Il n'y a d'abstraction que dans l'esprit, il n'y en a jamais dans la réalité. Il n'est pas de philosophe, d'homme de bon sens qui ne souscrive à ces notions. D'autre part la forme, la couleur, la résistance, la pesanteur et la mobilité même de notre bille peuvent varier. Elle peut devenir rouge, cubique, plus ou moins dure, etc. Mais pendant qu'elle change, si elle est autrement, elle n'est pas autre; diverse dans ses manières d'être, elle reste la même dans son fond; sans cela il lui serait impossible de changer; elle pourrait être anéantie, une autre pourrait prendre sa place, mais elle ne serait pas changée dans la seconde : le changement est absolument impossible, sinon dans quelque chose qui ne change pas en soimême. Or, ce quelque chose qui ne change pas pendant que tout le reste change, et qui par sa persistance permet à tout le reste de changer, c'est le substratum de ce qui change, des modifications: c'est la substance.Jusqu'ici, rien qu'on ne doive admettre. La substance peut-elle, elle aussi, servir de matière à l'abstraction? Dépouillée de toute modification, de toute manière d'être1, réduite à elle-même dans sa nudité propre, la substance ne saurait exister. Concevez votre bille existant réellement sans aucune forme, ni sphérique, ni cubique, ni prismatique, ni pyramidale, etc., vous n'y parviendrez jamais. Mais vous pouvez cependant l'étudier mentalement, l'analyser, en déterminer les propriétés, indépendamment de toutes ses manières d'être. La substance est donc aussi un objet d'abstraction. De tout ce que nous venons de dire, il

• Il n'est ici question que des substances finies.

résulte que la réalité embrasse nécessairement les substances. et leurs modifications, avec cette différence toutefois que les substances persévèrent identiques à elles-mêmes, et que leurs modifications naissent et périssent tour-à-tour.

Cette doctrine est celle de l'ancienne philosophie. Nous croyons qu'elle est assez conforme à la manière dont tous les hommes envisagent les choses. M. Taine a-t-il une autre manière de comprendre? Il a un grand mépris pour les abstractions réalisées. Il les appelle « entités verbales, » < fantômes, etc. Ce dédain est fort raisonnable. Mais, ce qui le serait moins, ce serait de n'admettre en fait dans l'existence que des abstractions réalisées. Cette légère antinomie n'estelle pas le fond même de la doctrine de M. Taine? Ecoutez comment le philosophe se résume lui-même1: « La notion de fait ou événement correspond seule à des choses réelles. » Il nous semble qu'en français cela signifie: dans la nature il y a de la chaleur, du mouvement, de la lumière; mais des corps chauds, mus, ou lumineux, ce sont autant de fictions de l'esprit. On semblerait donc n'admettre que des abstractions réalisées, la blancheur sans bille blanche, la sphéricité sans bille ronde, etc. Il y a ici incontestablement un vrai mérite d'invention. Faut-il en faire honneur à M. Taine? Voyons comme il conçoit l'esprit d'abord, la matière ensuite.

Notre philosophe commence par rappeler l'opinion qu'il veut renverser'. Un sujet qui persévère identique sous la variété des phénomènes et qui les produit par ses diverses facultés, c'est en quatre mots la doctrine des spiritualistes telle qu'elle est rapportée par M. Taine. Je ne sais pourquoi il omet ce que les spiritualistes regardent comme le fondement de leur théorie, le témoignage de la conscience. Ne serait-ce pas quelque coup involontaire de la hache de Procuste? Ce témoignage en effet ne laisse pas que de créer une certaine difficulté, comme nous le verrons. Mais avançons: « On arrive ainsi, continue M. Taine, à considérer le moi comme un sujet ou substance ayant pour qualités distinctives certaines facultés, et, au-dessous de nos événements, on pose deux sortes d'êtres explicatifs, d'abord les puissances ou les

[merged small][merged small][ocr errors][merged small]
« ÖncekiDevam »