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POÉSIE AMOUREUSE ET MYSTIQUE

AVANT DANTE.

Tout objet, toute idée présentés isolément à nos yeux ou à notre esprit nous paraissent bizarres, et, le plus ordinairement, restent inintelligibles pour nous. Au contraire, les rapports entre les formes et l'enchaînement des idées font accepter à notre intelligence les singularités même les plus étranges. C'est ce dont nous avons acquis la preuve précédemment, en remontant jusqu'à la Femme élevée à l'état de Génie intermédiaire entre l'homme et la Divinité, par Platon; et notre imagination s'est graduellement accoutumée à la Béatrice de Dante, ainsi qu'à tous les personnages féminins du même genre.

L'importance que peuvent prendre ces êtres de raison se proportionne naturellement à la faculté d'abstraction dont chaque homme a été doué; cependant, quelle que soit la valeur que telle ou telle personne y attache, il résulte de cette création métaphysique deux faits que tout le monde est bien forcé d'accepter l'un, que cette idée se perpétue dans l'esprit de l'homme depuis deux mille trois cents ans ; l'autre, que cette idée a été particulièrement caressée par les esprits les plus élevés de la Grèce antique et des temps modernes.

Or, rien n'est si facile que de suivre et de résumer

POÉSIE AMOUREUSE AVANT DANTE.

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la marche des intelligences portées au mysticisme. Après les efforts de l'imagination et du raisonnement tentés pour arriver à la connaissance de Dieu, comme l'Éternel reste invisible et intangible, l'homme, bientôt persuadé qu'il ne peut se former une idée approximative du Créateur que par ses effets, c'est-à-dire par ses œuvres, choisit alors la plus parfaite en ce monde, l'être humain créé à l'image de Dieu, pour étudier ses perfections relatives, réflexions de la beauté éternelle. C'est alors que la créature humaine, copie imparfaite de l'Exemplaire divin, devient, faute de mieux, l'objet de l'amour et de l'étude de l'homme intelligent.

C'est cette idée, prise en elle-même, dont nous avons déjà suivi les développements avec soin. Mais il nous reste à faire des recherches analogues sur les formes poétiques et littéraires employées successivement depuis l'Ère moderne, pour la réaliser, et ce sera l'objet de cette dernière partie de mon livre.

Chez les chrétiens, le plus ancien monument de poćsie amoureuse auquel on ait attaché un sens mystique ou allégorique, est le Cantique des Cantiques, dont on a fait la figure du mariage de Jésus-Christ avec l'Église. De ce moment, l'idée essentiellement philosophique attachée à la Diotime de Platon est devenue rigoureusement religieuse sous la forme de la Sulamite. A quelle époque précise a-t-on interprété ainsi l'ouvrage de Salomon? C'est ce que je n'ai pu découvrir; mais il est certain que l'Amour allégorique, ayant Jésus pour objet, se trouve assez nettement énoncé dans les Évangiles (1).

(1) Voyez Saint Mathieu, IX, 15; XXV. - Saint Luc, V, 34; X, 3; XXIX, 2. - Corinth., XI, 2. Éph. V, 24.

Cependant, je me bornerai à rapporter les passages de l'Apocalypse où cet amour chaste de l'Époux et de l'Épouse semble prendre un caractère allégorique plus prononcé. Le poète de Pathmos, que l'on me passe cette expression, puisque les études que nous faisons sont purement littéraires, saint Jean dit (Apoc., cap. XIX, v. 7, 8 et 9): « Réjouissons-nous, faisons éclater notre joie, et rendons gloire au Seigneur notre Dieu, parce que les noces de l'Agneau sont venues, et que son Épouse s'est préparée à le recevoir. - Et il lui a été donné de se revêtir d'un fin lin d'une netteté et d'une blancheur éblouissante; et ce fin lin, ce sont les bonnes œuvres des Saints. Alors l'Ange me dit : Écrivez : « Heureux ceux qui ont été invités au souper des noces de l'Agneau!» et l'Ange ajouta : « Ces paroles de Dieu sont véritables. »>

Ce passage et plusieurs autres du même livre allégorique, doivent donc être considérés comme le point de départ littéraire du système de poésie amoureuse, qui, originairement, eut les choses divines pour objet et, par conséquent, fut grave et chaste, intentionnellement, quelque mondaines et passionnées que fussent d'ailleurs les formes du langage dont on entourait le sens réel. Je dois même renouveler ici l'observation déjà faite, que plus les élans de l'Amour divin ont de force, et plus l'expression littérale devient matérielle, choquante même. On peut en acquérir la preuve en comparant ce que je viens de citer de l'Apocalypse, avec certains passages du Cantique des Cantiques, auquel, je le suppose au moins, on n'a appliqué un sens mystique qu'un certain nombre d'années après l'apparition du livre de

saint Jean, c'est-à-dire vers le milieu du siècle de notre ère.

Ce qui est mis hors de doute, soit d'après ce que je viens de dire, soit par le développement du culte de la femme mystique, dont j'ai essayé de tracer l'histoire, c'est que la poésie amoureuse, allégorique, n'a pas cessé d'être cultivée depuis l'apparition de Jésus-Christ sur la terre, jusqu'à nos jours, non seulement par les chrétiens, mais par les mahométans.

Ici s'élève une difficulté. La religion chrétienne comptait déjà six cent vingt-deux années d'existence lorsque l'islamisme ne fut définitivement constitué qu'à la première de l'Hégyre. Or, vers 800 de notre ère, trois cent quatre-vingt-huit ans seulement après la promulgation du Koran, les principaux philosophes de l'antiquité grecque, et Platon entre autres, étaient connus des Arabes lettrés. Ils en avaient même disséminé les connaissances, soit par des traductions, soit par des commentaires sur les opinions du philosophe, et enfin, par des livres tirés de leur propre fond. Jusque-là la poésie arabe avait eu un caractère héroïque, mais dur et inculte.

Ce fut dans la Perse devenue mahométane, que la poésie orientale semble s'être prêtée le plus tôt à s'adoucir, soit dans ses inventions, soit dans ses formes; et c'est elle qui a fourni les premiers monuments littéraires, où la gravité des idées et des histoires religieuses consignées dans le Koran, ont été mariées aux fantaisies poétiques et romanesques. Cette disposition existait déjà en Perse, dans le xe siècle de notre ère, comme le démontre le Livre des Rois, du poète Fir

dousi (1); mais j'en fournirai une nouvelle preuve en signalant le roman en vers du poète Amak, né à Bochara, vers l'an 1000 de notre ère, et mort plus que centenaire, dans les premières années du XIIe siècle. (Hégyre: 397–499.)

Amak, le Maître des poètes, tel est le surnom qu'on lui donna, fut recherché à la cour de trois princes de la dynastie des Khacaniens qui régnaient dans les provinces Transoxanes, au-delà du grand fleuve Amou ou Oxus. L'un de ces souverains, Kedher-Khan, plein d'amour pour les lettres, avait attiré Amak près de lui, et le poète s'était successivement entouré d'un certain nombre de lettrés et de savants formant une espèce d'académie dont il était l'âme et le chef. Amak excellait particulièrement dans l'Élégie; cependant son principal ouvrage, et celui aussi qui se rattache aux recherches que nous poursuivons, est son roman en vers intitulé : « Histoire des Amours de Joussouf (Joseph) et Zuleika. »

Cette histoire si belle dans la Bible, est étrangement dénaturée dans le Koran (2); mais enfin, telle qu'elle s'y trouve, les mahométans l'admirent, la révèrent, et voici de quelle manière les poètes et les romanciers mystiques, en interprètent, d'après les Imans, les diverses circonstances. Ce qui rend Joseph le plus célèbre des patriarches hébreux, chez les poètes musulmans, ce sont ses amours avec Zuleika, fille de Pharaon et femme de Putiphar, ministre de Pharaon. Selon la légende mahométane, Zuleika déclare sa passion à Joseph qui résiste

(4) On peut cousulter à ce sujet : La Renaissance, t. I et II, contenant Roland ou la Chevalerie; mais particulièrement t. II, p. 377.

(2) Koran, chap. XII, intitulé Joseph. Traduction du sieur Durier, page 158. Paris, 1649. — Trad. de M. Garcin de Tassy, v. I, p. 257

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