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Diotime. Il fallait donc au poète une réalité vivante, au moins pour point de départ. Comprenez-vous d'ailleurs un Idéal ou une simple Idée qui n'a que huit ans quand on la rencontre pour la première fois, qui joue avec les enfants de son âge, se promène dans la rue, fait la révérence à un jeune homme, puis se fâche par jalousie et refuse de le saluer, puis se moque de lui dans le monde une Idée qui a pour père un simple mortel et qui meurt elle-même à une date précise, le 9 juin 1290, âgée de vingt-quatre ans? Il faut bien de la subtilité pour trouver dans tout cela des allégories.

On l'a fait cependant sans beaucoup d'efforts. Là où la Vita nuova dit « amour », il faut lire « étude »; le salut dans la rue est une invitation à persévérer; le père mortel était, non pas Folco Portinari, mais Brunetto Latini, le maître de Dante, ou encore la Pensée amoureuse qui avait donné la vie à Béatrice; disons en français le Penser amoureux, puisqu'il faut qu'un père soit masculin.

J'y vois pourtant une petite difficulté. Le Penser amoureux étant mort, et après lui l'Idée, sa fille, qui lui survécut pourtant six mois, comment nous expliquer la profonde affliction de Dante? Est-ce qu'on pleure une Idée à laquelle on ne pense plus ? Je m'y perds.

Vous vous y perdez, parce que vous vous laissez troubler par le témoignage de Boccace. Mais Boccace était un conteur et sa « Vie de Dante » est un conte, un bavardage romanesque (una diceria romanzesca), beaucoup de critiques très savants vous le diront.

Beaucoup de critiques non moins savants me diront le contraire, notamment Balbo, Landau, Witte, Korting, Guerrini, Paur et le mieux informé de tous, puisque

T. I.

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c'est le dernier venu: M. Camillo Antona Traversi. Boccace, qui avait vu le poète ou qui, du moins, l'aurait pu voir, écrivit cette histoire en 1354 (Dante était mort en 1321), et le biographe tenait les faits de vieilles gens qui avaient connu Béatrice. Pour l'accuser de mensonge, il faut supposer bien des choses et les supposer gratuitement.

tures.

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Je ne crois pas à l'infaillibilité des traditions.

Je crois encore moins à l'infaillibilité des conjec

Mais Dante lui-même nous a dit son secret. Dans le traité du Convito (le Banquet) il a rédigé sur la dernière partie de la Vita nuova un commentaire allégorique. C'est à propos de la donna pietosa, la dame compatissante qui, après la mort de Béatrice, lui donna des consolations et des distractions. « J'affirme, écrit-il dans le Convito, que cette dame dont je devins amoureux après mon premier amour fut la très belle et très honnête fille de l'empereur de l'univers à laquelle Pythagore assigna le nom de Philosophie. » Vous le voyez donc, cette dame est une allégorie; elle aussi a un père, et ce père est une abstraction. Les consolations qu'elle donnait à Dante, c'étaient les livres qu'il lisait alors, Cicéron et Boëce. Il lui adressa des vers où il parlait du troisième ciel, celui de Vénus, il faut entendre par ces mots la rhétorique, troisième science du trivium. La dame compatissante n'existait donc pas, par conséquent Béatrice...

Par conséquent Béatrice a existé. Si elle n'avait été qu'imaginaire, le philosophe du Convito aurait fait d'une pierre deux coups et tâché d'évaporer son premier amour comme il évaporait l'autre. Mais Béatrice reste intacte et Dante déclare formellement qu'en ce qui la

concerne il s'en tient au récit de la Vila nuova. Marquons encore un point très important; dans ses « Épîtres » le raisonneur distingue plusieurs sens le sens littéral, le sens allégorique, le sens moral, le sens « anagogique »; ces trois derniers ne détruisent pas le sens littéral. Les souterrains ne compromettent en rien l'édifice apparent, au contraire, ils le soutiennent. Ce qui le prouve, c'est l'exemple même que le poète choisit pour s'expliquer. Il prend un passage de la bible: In exitu Israel de Ægypto. Sens littéral : la sortie d'Israël du pays d'Égypte. Sens allégorique notre rédemption du péché par Jésus-Christ. Sens moral la conversion de l'âme à l'état de grâce. Sens anagogique le passage de l'âme sainte de l'esclavage de la corruption à la liberté de la gloire éternelle. Mais tous. ces dessous n'infirment pas le fait historique et réel, la sortie d'Israël du pays d'Égypte. Par conséquent, sur la foi même du poète, non seulement Béatrice, mais encore la dame compatissante a existé.

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Pourquoi donc a-t-il prétendu que c'était la philo

sophie?

- Mon Dieu! parce qu'il eut souvent des faiblesses de cœur et qu'il aimait les paravents. De son propre aveu, son plus grand vice était celui qui retient les morts au dernier cercle du purgatoire; quand il y arriva lui-même en son poétique voyage au pays d'outre-tombe, il eut à subir l'expiation infligée à tous les autres et à passer par une flamme si ardente qu'il se serait jeté dans un bain de verre bouillant pour s'y rafraîchir (1). Le pénitent

(1)

Come fui dentro, in un bogliente vetro

Gittato mi sarei per rinfrescarmi,

Tanto ivi era lo incendio senza metro.

PURG., XXVII, 49-51.

avouait donc ses faiblesses, mais n'aimait pas trop qu'on en parlât; or on en parlait beaucoup à Florence. N'aurait-il pas écrit la Vita nuova dans la secrète intention de se justifier? Son affection pour Béatrice fut-elle unique, même avant la mort de la femme immaculée qu'il n'adorait qu'à genoux ? Que penser de ces deux gentilles dames si charmantes auxquelles il se crut forcé, par une extrême discrétion, d'adresser ses hommages? Il est certain que le poète s'était fait une mauvaise réputation d'infidélité, lui qui appartenait à la poétique confrérie des fidèles. On peut donc croire qu'il essaya se se disculper en alléguant après coup que les deux gentilles dames étaient de simples paravents. Cette conjecture expliquerait sa conduite et jusqu'à un certain point l'excuserait deux caprices de cœur auxquels le poète se fût laissé aller de bonne foi répugnent beaucoup moins que des stratagèmes presque odieux qui auraient compromis le repos et la réputation de deux honnêtes femmes. Le commentaire du Convito dut être composé dans la même intention. Deux ans après la mort de Béatrice, Dante s'était laissé consoler par la donna pietosa qui le regardait d'une fenêtre, et il avait imprudemment raconté cette histoire dans la Vita nuova. Or ses vers étaient parfaitement connus, puisque les âniers les chantaient sur la voie publique. Cette troisième aventure fit probablement quelque bruit; les ennemis du poète soufflèrent le feu en son absence et pendant son exil. « J'ai paru vil aux yeux de beaucoup de gens,» dit le poète en son Convito et il semble avouer que c'était peut-être sa faute, il n'avait chanté que des amourettes, lui ancien soldat, prieur, ambassadeur, patriote sévère, citoyen incorruptible, maintenant persécuté, condamné, proscrit. Il voulut donc mettre plus de poids (gravezza)

dans son œuvre, arborer « un plus haut style », prouver qu'il était philosophe, et dans son Convito le malheureux ne le prouva que trop; ce recueil contient des vers de toute valeur emballés dans de la bourre scolastique. C'est là que la donna pietosa qui l'avait regardé d'une fenêtre fut affublée d'une longue robe noire et coiffée d'un bonnet de docteur: Dante espérait par là faire admirer sa science et être rappelé dans sa patrie. On le trouva très savant, et on ne le rappela pas. Mais, fort heureusement pour nous, il ne commenta point Béatrice. Aussi avons-nous le droit de la regarder de nos propres yeux telle qu'elle nous apparaît dans la Vita nuova. Au début, une enfant qui joue, bientôt une jeune fille, une jeune femme très digne, un peu fière, capable de dépit et de jalousie et se moquant des adorateurs qui se permettent des distractions. Dante l'aime discrètement, mais humainement, à la provençale, comme la dame dont il est le chevalier : il ne veut d'elle que peu de chose, mais enfin quelque chose, un salut quand il la rencontre ; cette faveur est pour lui le comble de la béatitude, et quand on la lui refuse, il est homme à tomber dans le désespoir. Puis, peu à peu cet amour, de provençal qu'il était, devient italien; le poète, entrant dans l'école de Bologne, adopte le nouvel art, le nouveau style, celui que d'autres Toscans, Cino de Pistoie, Guido Cavalcanti ont déjà mis en honneur. Il ne demande plus rien, pas même un salut, se contentant, pour être parfaitement heureux, de louer sa dame. Dès lors Béatrice n'est plus une personne réelle, c'est une personnification vivante; elle meurt enfin, et alors commence l'assomption, l'apothéose: elle monte au ciel où elle devient, si vous voulez, l'Éternel féminin, l'Idéal suprême élevant son poète de sphère en sphère par l'irrésistible attraction

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