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y gagnerait le ciel. Mais au quinzième siècle, dans les cours élégantes de la haute Italie, comment concevoir des chevaliers sans amour, sans courtoisie, sans tournois et jeux de bague? Les vrais types du genre étaient bien devenus Lancelot et Tristan. Il convenait donc que Charlemagne demeurât au centre du tableau, entouré de ses pairs et de ses paladins, mais que ces pairs et ces paladins fussent rhabillés à la mode de la Table ronde. Ainsi s'opéra la fusion de la matière de France et de la matière de Bretagne: les héros des poèmes italiens furent français de nom, bretons d'esprit et de mœurs.

:

Boiardo était l'homme désigné pour ce travail de fusion gentilhomme et cavalier, il savait la cour et les lettres; la poésie du moyen âge, les poètes anciens lui étaient connus; il avait, de plus, une imagination merveilleuse, et une puissance d'invention que n'atteignirent, à notre humble avis, ni ses devanciers, ni ses successeurs. Ce fut lui d'abord qui eut l'idée de faire Roland amoureux, travestissement qui change tout à fait le paladin légendaire. Que nous sommes loin de la Chanson de Roland, où l'amour ne prend pas vingt vers:

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Or l'empereur est revenu d'Espagne - il vient à Aix le meilleur lieu de France monte au palais, est venu dans la salle. A lui s'en vint Aude, une belle dame qui dit : « Où est Roland le capitaine? qui me jura de me prendre pour femme?»- Charles en a et douleur et pesance - pleure des yeux, tire sa barbe blanche: « Sœur, chère amie, d'homme mort me demandes je t'en promets un plus grand en échange : c'est mon Louis, mieux ne sais-je qu'en parle (je ne puis mieux dire); il est mon fils et doit tenir mes marches. Aude répond: « Ce propos m'est étrange - ne veuille Dieu ni ses saints ni ses anges après Roland que je reste vivante. » Perd sa couleur et tombe aux pieds de Charles ; Aude n'est

plus Dieu ait merci de l'âme! Barons français en pleurent et la plaignent.

Voilà tout l'amour de l'ancien Roland; encore est-ce l'amour qu'il inspire, non celui qu'il éprouve. Combien différent le paladin de Boiardo! C'est toujours pour le Christ qu'il combat, le fond du poème n'a pas changé, mais il s'agissait bien du Christ à la Renaissance! A tout chevalier il fallait une dame; de là cette admirable création d'Angélique symbolisant peut-être ce chimérique Orient qui attirait la sainte folie des croisés. Roland amoureux ces deux mots ont l'air de se disputer, et la dispute amène le sourire. Le contraste intrigue, amuse, et la comédie commence, l'éternelle comédie où l'honneur est aux prises avec l'amour. Boiardo, quoi qu'on ait dit, est un des maîtres de l'épopée comique. Arrêtons-nous ici, car c'est un des points que la critique moderne a élucidés.

L'opinion courante, en effet, est que Boiardo prit son sujet trop au sérieux, qu'il voulut en faire une épopée imperturbablement noble, d'où l'insuccès de son Orlando innamorato qui dut être refait par Berni pour être lu. Voilà une erreur qui passe de manuel en manuel et qui risquerait de s'établir comme une vérité acquise. Il suffit, pour l'admettre, de n'avoir pas lu le poème de Boiardo. Notre Ginguené, qui l'avait lu, semble avoir pressenti cette assertion qu'il a réfutée d'avance. L'ironie de la Renaissance est aussi bien là que chez l'Arioste : le poète de Scandiano invoque à tout moment Turpin, comme fera son successeur : Marphise était très grande et un peu brune : c'est Turpin qui l'a vue et qui le dit; elle porte à Renaud un coup de gantelet si terrible, que le sang lui jaillit par

le nez, par la bouche et par les oreilles; c'est encore Turpin qui le rapporte et il faut bien le croire, quoique ce coup-là m'étonne un peu. Roland était si vigoureux qu'il porta sur l'épaule une grosse colonne entière d'Anglante à Brava; demandez plutôt à Turpin, c'est dans son livre. Tel éléphant avait trente palmes de haut sur vingt en grosseur, c'est Turpin qui l'assure, et s'il en a trop mis, ne le lui reprochons pas, il n'en a parlé que par ouï-dire. Turpin ajoute que les jambes de cet éléphant étaient aussi grosses que le corps d'un homme à la ceinture; je ne puis vous prouver que ce soit faux, je ne les ai pas mesurées. Tel est bien souvent le ton de Boiardo. Ajoutons que même son Charlemagne a des moments grotesques : il s'élance de son trône au milieu d'un tournoi, le bâton à la main, pour rouer de coups celui-ci ou celui-là; à plus de vingt il cassa la tête :

Dando gran bastonate a questo e a quello,

Ch' a più di venti ne ruppe la testa.

C'est ainsi que Boiardo, avec plus de tenue si l'on veut, conserva l'attitude de Pulci en face de son poème. Cela devait être un Italien du quinzième siècle ne pouvait garder toujours son sérieux en racontant ces grands coups d'épée et de lance, ces armures et ces chairs entamées pour les motifs les plus futiles, ces contes de fées, d'enchanteurs, de magiciennes et de dragons. « Comment veut-on, demande M. Rajna, qu'un homme imbu jusqu'à la moelle de culture classique et de bon sens italien eût à représenter un monde pareil sans partir à tout moment d'un éclat de rire?» En effet, Boiardo rit souvent et de grand cœur, parfois ouvertement, parfois feignant de n'y pas toucher et dissimulant le rire sous une gri

mace. Tout cela devait être adouci, tempéré pour réussir auprès des dames et des cavaliers de la cour (1). Boiardo dut se montrer courtois et galant, en quoi il donna le ton à l'Arioste. Il lui fournit de plus le sujet de son poème ; tout le monde sait que le « Roland furieux » est la continuation du « Roland amoureux ». Le poète de Scandiano avait créé le personnage d'Angélique, le plus étrange et le plus ironique des deux poèmes, outre quantité de figures, païennes surtout, dont les noms sont restés, non seulement dans le livre d'or de l'aristocratie fabuleuse et légendaire, mais encore dans le langage usuel de tous les pays. Païennes surtout, notons ce point. M. Rajna fait à ce propos une observation très juste et croit pouvoir l'appliquer à tous les cycles épiques. Quand on veut renouveler, rajeunir un sujet, on maintient les héros nationaux qui ont une valeur traditionnelle et on change les étrangers, les ennemis, avec qui l'imagination prend ses coudées franches. Boiardo garde Charlemagne, Roland, Renaud, Olivier, Turpin, le duc Naismes et toute la pairie, mais il invente Agramant, Sobrin, Gradasse, Mandricart; il invente Sacripant, celui qui hors de danger était si brave, mais qui, dans le péril, aimait tant la vie.

Era fuor dei perigli un Sacripante

Ma nei perigli avea cara la vita.

(1) Un critique français a remarqué ce propos que les dames passent toujours devant, elles ont le premier mot de l'Arioste :

Le donne, i cavalier, Farme, gli amori.

Cela est vrai, mais c'était nécessaire pour le vers. Si l'Arioste avait dit :

I cavalier, le donne, l'armi e gli amori

il aurait fait un vers faux. Dante, qui n'était pas un dameret, avait dû écrire pareillement dans son « Purgatoire » (XIV, 109) :

Le donne, i cavalier, gli affanni e gli agi.

Et le personnage passera de Boiardo à l'Arioste, de l'Arioste à Tassoni, de Tassoni à vingt autres; ce nom propre deviendra un nom commun adopté par l'Académie française pour désigner un faux brave, un tapageur. L'usage élargira le sens du mot pour l'appliquer à tous les mauvais sujets. « Le mari de la belle est un vieux sacripant,» dira Hamilton;

Le sacripant quitte sa fraise,

Son haut-de-chausses, son manteau,

dira Cazotte. Victor Hugo lui-même fera dire à don César de Bazan parlant de son cousin don Salluste :

Monsieur Salluste est un grand sacripant !

Un jour Boiardo chassait à mille pas de Scandiano dans le bois du Fracasso (d'où est venu peut-être le capitaine Fracasse) et cherchait un nom pour le plus fier et le plus féroce de ses héros païens tout à coup celui de Rotomonte (Roule-montagne) lui vint à l'esprit ; aussitôt, remontant à cheval, il revint à toute bride à son château et, en signe de triomphe, il fit sonner les cloches. Il avait raison; ce nom qu'il modifia plus tard en Rodomonte, (Ronge-montagne) devait traverser les siècles, entrer dans toutes les langues, survivre au heaume des chevaliers pour adopter le shako, le képi, le casque pointu : qui de nous n'a écrit cent fois les mots de rodomont et de rodomontade (1)? On ne lit guère plus le « Roland amoumais Rodomont ne mourra jamais.

reux

Ce n'est pas tout: il importe de bien marquer dans la confection du poème chevaleresque italien quelle fut la

(1) Avec rodomontade et rodomont, les Anglais ont fait deux substantifs, un adjectif et un verbe.

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