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sont transformées : Caron est un démon aux yeux de braise qui bat les ombres à coups de rame; Minos, un monstre pourvu d'une longue queue qu'il enroule autour de son corps; Cerbère, un grand reptile aux yeux rouges, à la barbe noire et grasse, au ventre énorme, aux mains crochues, écorchant et dépeçant les damnés. Pour l'apaiser, on ne lui offre plus, comme au temps de Virgile, un gâteau de miel et de pavots, on lui jette dans la gueule une poignée de terre. La Sirène est maintenant une femme bègue, louche, blafarde, infecte, montrant des mains mutilées et des pieds tordus. Le poète dispose du monde ancien qu'il refait à sa manière : il place Caton d'Utique non dans l'enfer, parmi les suicidés, auprès de Pierre des Vignes, mais à l'entrée du purgatoire et le charge de repousser les damnés qui s'évaderaient de l'éternelle prison. Il fait dire à Stace parlant à Virgile : « Par toi je fus poète, par toi chrétien (1). » Il convertit à sa foi, et place de sa propre autorité parmi les bienheureux, non seulement l'empereur Trajan déjà sauvé par les prières de saint Grégoire, mais Riphée, le plus juste des Troyens, qui mourut en combattant contre les Grecs. C'est ainsi qu'il s'empare de l'antiquité, l'entraîne où il veut, la subjugue et l'opprime. Elle prendra le sceptre aux siècles suivants et, à force de grâce et de beauté, séduira les esprits au paganisme. Mais chez Dante, c'est l'homme, c'est le christianisme viril qui est le maître il ne se donne pas à l'antiquité, c'est l'antiquité qui se donne à lui.

(1)

:

Per te poeta fui, per te cristiano.

PURG., XXII, 73.

IX.

Tel fut Dante, un esprit souverain qui dépassa, domina son temps, sinon par les idées et la science, au moins par le génie et l'art. Le succès de son livre fut plus grand, plus populaire surtout que ne le croient aujourd'hui beaucoup de gens. On connaît 510 exemplaires de la « Divine Comédie » écrits entre l'an 1333 et la fin du siècle : plusieurs sont de main étrangère; il en est un qui fut copié par un cuisinier allemand pour son maître, gouverneur d'Arezzo. Un seul homme en fit cent copies pour marier ses filles. Boccace lut publiquement le poème dans une église et l'expliqua non sans prolixité; d'autres suivirent cet exemple: on cite plus de quarante commentateurs antérieurs à Marsile Ficin, dix-huit lecteurs publics avant Landino, quinze biographes de Dante en moins de deux siècles. De son vivant, il attirait déjà les yeux, effrayait les plébéiennes de Vérone. Un Bolonais écrivit au poète en vers latins pour le supplier de renoncer à la langue vulgaire et de ne plus composer de ces chants profanes que les jongleurs piaillaient dans les carrefours. On sait l'anecdote du forgeron maltraité par Alighieri dont il écorchait les rimes; le fait a été contesté non sans raison, mais puisqu'il a été recueilli par des contemporains, il ne paraissait pas invraisemblable au quatorzième siècle. Que Dante fût très populaire, bien des témoins l'attestent, notamment Giovanni del Virgilio qui l'acclamait « auteur très cher aux gens du commun (1) ».

(1) Musarum alumnus, vulgo gratissimus auctor.

Voir G. CARDUCCI, Della varia fortuna di Dante.

Parmi les partisans et les adversaires du poète, dans les vingt années qui suivirent sa mort, on trouve des magistrats, des gens d'église, des docteurs, des notaires et aussi de simples gens du peuple, dispersés dans toute l'Italie du centre et du nord. Un brave homme de Ferrare, nommé Antoine, étant entré dans une église de Ravenne, alla enlever les cierges qui brûlaient devant un crucifix pour les placer sur le tombeau de Dante. Enfin cette popularité du maître est constatée par ses deux successeurs immédiats. Pétrarque imitait la « Divine Comédie > sans l'avoir lue, au moins à ce qu'il disait, et finit par décerner au père Alighieri « la palme dans le vulgaire ». Quant à Boccace, qui lui avait voué un culte et qui l'appelait miracle de nature (un mot que Cervantes devait, deux siècles et demi plus tard, appliquer à Lope), il se plaignait que le divin poème fût jugé par les idiots sur la place publique et dans les cabarets.

Il faut donc cesser d'écrire que l'illustre Florentin n'arriva de son temps que chez les doctes. On lit bien dans un sonnet funèbre de Pieraccio Tedaldi : « Le souverain auteur Dante Alighieri qui fut plus copieux en science que Caton, Donat, voire Gautier (1) ». Mais l'association de ces noms prouve assez que Pieraccio n'avait pas fait de longues études. Les savants d'alors, Cino de Pistoie, Cecco d'Ascoli critiquaient Dante et osaient même, très irrévérencieusement, l'étriller; ses idées, bien que soutenues par Barthole, ne plaisaient pas à tout le monde; un moine l'appela vase du diable; un prélat

(1)

... il sommo autor Dante Alighieri
Che fu più copioso ih iscienza

Che Catone, Donato, o ver Gualtieri...

brûla le traité De monarchia et aurait bien voulu brûler les os de l'auteur; Pierre Alighieri dut défendre son père mort contre l'accusation d'hérésie. Mais comme poète, Dante ne fut pas contesté dans son siècle et la terzine devint le mètre favori des Italiens.

Au siècle suivant, annonçons-le d'avance, il y eut dans la péninsule entière une sorte d'affaissement politique et moral. Les démocraties furent opprimées par des seigneurs absolus, l'énergie productive diminua, la langue. vulgaire tomba aux mains des ignorants et des copistes. Les esprits distingués tournaient à l'érudition, lisaient du latin et du grec. Dante en souffrit. Pour les pédants d'alors, la « Divine Comédie » n'était « qu'un répertoire de trivialités monacales, un livre à mettre en pièces chez l'apothicaire et l'épicier pour en faire des enveloppes de drogues et de morues, un livre de tailleurs et de savetiers (1) ». On la commentait pourtant: Philelphe l'expliquait dans la cathédrale de Florence à plusieurs centaines d'auditeurs, mais pour s'attacher aux obscurités plutôt qu'aux splendeurs du poème. Ce que Marsile Ficin adorait chez Dante, c'était Platon. Comme poète vulgaire, on préférait Pétrarque. Grâce à Politien, l'octave supplanta la terzine et le poème divin fut pesé dans la balance d'Horace; on ne le trouva pas de poids. Quelquesuns cependant persistaient à l'admirer; Michel-Ange, en son « Jugement dernier », le traduisit en peinture et eût voulu l'illustrer d'un bout à l'autre. Dante illustré par Michel-Ange: quelle intention de chef-d'œuvre ! Mais ce ne fut qu'une intention, et le chef-d'œuvre est perdu.

(1) FAURIEL, Dante et les origines de la langue et de la littérature italiennes.

Au public d'alors, il fallait la fantaisie joyeuse de l'Arioste; il fallut après l'architecture ornementée du Tasse qui butina pourtant quelques vers dans la « Divine Comédie », peut-être pour les sauver. Lorsqu'en 1570 Benedetto Varchi, dans son Ercolano, proclama Dante supérieur en maint endroit à Virgile et à Homère, il souleva des tempêtes. Un Castravilla déclara que le poème n'était pas un poème et que, si s'en était un, c'était le pire de tous. Mazzoni répondit à Castravilla, d'autres à Mazzoni; la querelle dura vingt ans. Dante y gagna, on revint à lui pour le défendre ou le combattre. Les livres sur lesquels on se bat, quoique un peu piétinés, y gagnent toujours.

Par malheur, au seizième siècle succéda le dix-septième, époque d'euphuisme, de gongorisme et de marinisme; il y eut en Italie comme ailleurs « une frénésie de bel esprit ». Dante fut oublié comme Pétrarque et n'eut, en cent ans, que trois éditions. Il fallut une réaction vigoureuse pour relever le poète sur son piédestal; il fallut un Vico pour le replacer auprès d'Homère. Réaction passagère pourtant; l'école française était montée au pouvoir : au siècle dernier, avant Lessing, toute l'Europe jurait par Voltaire. Et Voltaire, malgré quelques péchés de jeunesse, marchait derrière Boileau. Qu'eût pensé ce dernier de la « Divine Comédie » ? Il l'a dit sans l'avoir lue en des vers qui ne la concernaient pas :

C'est donc bien vainement que nos auteurs déçus...
Pensent faire agir Dieu, ses saints et ses prophètes...
Mettent à chaque instant le lecteur en enfer,
N'offrent rien qu'Astaroth, Belzebuth, Lucifer.
De la foi des chrétiens les mystères terribles
D'ornements égayés ne sont pas susceptibles...

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