de rien. S'il passe des vapeurs méphitiques, j'ai de l'encens à brûler; si les laideurs abondent, je vois et je connais des beautés suprêmes, j'entends des paroles qui égalent toutes les harmonies que la terre a chantées. J'ai hérité des richesses et des alliances de ma race ; j'ai des bras pour me relever de terre, pour me tenir au-dessus du mur, le front baigné de lumière et d'arômes de vie, et encore que mes yeux soient faibles, je peux voir loin dans le ciel, grâce aux télescopes qui me sont fournis. Qu'ai-je à dire contre « mon temps? » Mon temps, à moi, est le temps de Jésus-Christ, comme tous les temps. J'y suis un fils de foi, investi de tous les priviléges de ma race supérieure. J'ai un Dieu, j'ai un père et un chef sacré, j'ai des frères vivants et immortels, et je suis vivant et immortel. Sans doute je fais mon chemin et je verse ma sueur, suivant ma présente condition humaine; mais, par mon privilége royal, en dépit de la condition humaine elle-même, j'ai mon autel indestructible, mon lieu de repos sur la hauteur où croissent le blé et la vigne et les fleurs et les fruits, où passent et chantent les anges. Là j'oublie et je fais mieux que d'oublier, j'accepte les fatigues du chemin, et je suis libre, d'une liberté absolument certaine, absolument victorieuse, et je sais que ni plebe, ni plébiscite, ni empereur, ni décrets, ni juges, ni soldats, ni tremblements de terre ne m'empêcheront d'atteindre mon but. Done, si la question n'était qu'entre mon temps et moi, nous pourrions vivre en bonne intelligence. Ayant ailleurs mon amour, ma joie et mon attente, le dédain que je me sens pour les produits chimiques, artistiques et politiques, me ferait assez justice de l'admiration que mon temps leur voue. Mais puisque c'est un devoir de ne pas laisser prescrire le vrai, je dirai à mon temps que je déteste la jactance avec laquelle il glorifie sa misère. Un temps où l'art décline, où la pensée humaine n'enfante plus la beauté, n'est pas le meilleur temps où l'homme puisse vivre, ni le moins mauvais où l'homme ait vécu. Les puanteurs, les laideurs et les torpeurs sont des choses trèsincommodes, même lorsque les plus rares génies s'exercent à les créer. M, Hugo, qui est parfois à lui seul Balaam et sa monture, a bien exprimé ce que je voudrais dire. Dans une de ses poésies, le bon Dieu daigne entrer en lutte de création avec le diable: il prend un grain de poussière et en fait le soleil; le diable ramasse cent éléments précieux, prend le soleil lui-même, forge, cogne, prolonge son travail et produit avec orgueil... une araignée! Je songe à cette belle fable, lorsque j'écoute les chants de triomphe de l'industrie; et M. Hugo lui-même, avec tout l'or, tous les diamants et tous les feux de la poésie, avec le disque et le rayons du soleil, n'a fait qu'une maîtresse araignée, un monstre très-incommode. Non, le plus riche et commode sopha pour dormir sous terre ne vaut pas la plus roide échelle pour monter vers le jour ! Non, vingt obélisques d'usines fumant à la fois ne sont pas un spectacle aussi beau et un signe de civilisation aussi éclatant qu'une humble chaumine d'où s'échappe un filet bleu à l'heure du soir : Je vois fumer la cime de nos toits! Jamais le poëte et jamais l'exilé ne rêveront de voir fumer une usine. Dans aucune usine, l'homme n'a rien laissé de son cœur. L'homme n'est pas là; l'homme plutôt est détruit là, et le sentiment que l'usine lui laisse est le désir sauvage de broyer cette merveille. La patrie, le bonheur et la liberté sont sous la chaumine, et la chaumine est sous le clocher. Je vois fumer la cime de nos toits! Je crois qu'il y avait quelque chose dans l'âme de Béranger, parce qu'il a fait ce vers; quelque chose que Dieu a gardé et mis à part, le grain de poussière dont il fait des soleils. Le chiffre de ce feuillet m'avertit que j'ai plus que rempli la mesure. Je me suis laissé divertir à des papillons qui m'ont entraîné un peu trop loin de l'Exposition romaine pour que j'y puisse rentrer aujourd'hui. Je veux pourtant vous dire ce que j'y ai remarqué de bon, de rare et d'unique. CVIII L'EXPOSITION ROMAINE. II 21 mai. Je reviens à l'Exposition, dont je n'ai pas su vous parler en une seule lettre, pour m'être laissé détourner à charger sur les jactances de l'industrie. J'espère qu'on me pardonnera quelques digressions. Je ne suis pas placé ici pour creuser assidûment et correctement un même sujet. Rome est le lieu d'une pensée unique, mais aussi le plus grand pas sage d'idées qui soit au monde, mon travail est perpétuellement traversé de tout ce qui peut l'empêcher de conquérir cette belle qualité que l'on appelle « la suite dans le discours. » Songez que l'on ne peut faire un pas sans rencontrer des gens et sans réveiller des ombres qui viennent de partout et qui vous entraînent partout. A tous les coins de rue, les siècles se tiennent en embuscade pour vous détrousser de l'idée qui vous occupe et la remplacer par une autre; à chaque pas que vous faites, quelque porte entrebâillée vous laisse apercevoir un commencement d'infini. Je ne crois pas que le cerveau du bon La Bédollière (existe-t-il encore ?) soit très-sensible aux attouchements de l'idée. J'ai vu des marteaux de forge frapper sur cette matière dure et n'en tirer aucun son, que le petit larifla ordinaire, qui va tout seul. Eh bien, pourtant, oui! je crois que le bon La Bédollière ne réussirait pas à faire le trajet assez court du Capitole au Latran, sans qu'il lui vînt plusieurs idées qui ne chanteraient point son petit larifla, fla, fla! Sur la voie Sacrée, il y a des fragances de ce grand baptème qui fut ici donné au genre humain. Le Colysée apparaît comme la cuve baptismale remplie jusqu'aux bords par ces hommes qui baptisaient de leur sang. Du pavé à la voûte d'azur, tout parle de ce baptême, et tout en parle dans toutes les langues que peuvent entendre le cœur et l'esprit de l'homme. C'est le vieux pavé que foulèrent ces pieds sanglants et vainqueurs; c'est le ciel serein qui semblait insensible à leur sacrifice et qui pourtant l'agréait. Il y a la beauté ruinée des arcs de triomphe qui restent là pour attester que ce fut bien là. Ils disent leur nom, ils constatent leur identité, comme des témoins appelés en cour de justice. L'are de Titus produit son certificat de victoire devenu un certificat de défaite. L'arc de Constantin parle encore des dieux de |