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plus un homme, c'est un principe, une idée, une ame, de la tête aux pieds. » Le XVIe siècle se prête-t-il volontiers à ces transformations singulières? Ces hommes dont l'ame a été si tourmentée, dont la vie a été si complexe, ces fils d'une époque où s'agitent tous les débris du passé et tous les fermens de l'avenir, ces héros vivans et multiples peuvent-ils être facilement réduits à cette fausse existence, à cette abstraction insaisissable? Je ne le pense pas. Loin d'être un type pur et absolu, un idéal abstrait, Thomas Münzer me paraît plutôt une nature puissante qui porte en elle bien des élémens contraires. C'est par là qu'il représente parfaitement le xvIe siècle, où des forces si différentes coexistaient et luttaient confusément. Remarquez bien que tous les initiateurs de cette époque sont marqués de ce caractère étrange. Les philosophes de la renaissance annoncent Descartes; ils ont brisé la scholastique, ils ouvrent les routes de la pensée moderne, et en même temps ils croient à la vertu des sciences occultes; ce sont des illuminés et des fous. Thomas Münzer prêche les doctrines d'une démocratie audacieuse; mais d'où lui vient son exaltation? Il a lu les écrits de l'abbé Joachim, il s'est enivré de cet Évangile éternel qui déjà, au x111e siècle, a enthousiasmé tant d'imaginations mystiques. Celui qui l'inspire est un des plus ardens rêveurs du moyen-âge, un fou sublime, condamné par plusieurs conciles, et placé par Dante dans son Paradis à côté de Raban Maur et de saint Bonaventure. « Auprès de moi, dit ce dernier, brille Joachim, abbé de Calabre, doué de l'esprit prophétique. »>

Raban e quivi, e lucemi dallato
Il calavrese abate Giovacchino
Di spirito profetico dotato (1).

M. Weill glisse très légèrement sur cette éducation mystique de Thomas Münzer. Comme il veut faire de lui un révolutionnaire des temps nouveaux, un représentant décidé du radicalisme, il s'abstient de mettre en lumière les contrastes qui donneraient tort à ses assertions trop absolues. C'est gravement méconnaître la vivante originalité de l'époque où vécut Münzer. M. Sainte-Beuve a écrit quelque part un mot d'une justesse parfaite sur les bizarres contradictions de ce grand siècle : « Le moyen-âge en s'y brisant le remplit d'éclats. » Rien n'est plus vrai ni mieux dit. C'est précisément cette singulière confusion qui donne au siècle de Calvin et de Rabelais une physionomie si vive, si chère aux artistes, si attrayante pour les penseurs. Campanella prépare et annonce Descartes par la hardiesse de sa pensée, et il s'occupe encore de magie, de la magie des diables et de la magie des anges! Christophe Colomb agrandit le monde avec la virilité intrépide de l'humanité moderne, et il obéit encore aux puériles rèveries du moyen-âge, il suit les indications des légendes et cherche le royaume imaginaire de Zipangu. Thomas Münzer est l'apôtre d'une démocratie effrénée, et il puise sa force dans les hallucinations éblouissantes d'un mystique du XIIe siècle. Les paysans de la Franconie et de la Souabe veulent exterminer la féodalité allemande, ce sont les avant-coureurs furieux des révolutions de l'avenir; or, par qui sont-ils menés au combat? Par une sorcière. Hoffmann la noire, la sorcière de Boekingen, avec sa cape lugubre et sa ceinture rouge, est là, au mi

(1) Paradiso, xii, 47.

lieu des rangs, maudissant l'ennemi et prononçant sur la poudre et le plomb les incantations infernales. Quelques-uns de ces détails significatifs, mis en œuvre par un artiste habile, nous éclairent infiniment plus que toutes les dissertations socialistes. Si l'auteur y a réussi plus d'une fois, trop souvent aussi il a méconnu le caractère de son sujet et en a dénaturé les couleurs. J'aime que M. Weill remette hardiment sur leurs pieds, comme il le fait parfois avec bonheur, quelques-uns des curieux personnages de cette guerre, ces prédicateurs qui courent le pays, comme Jean Deuchlin, le moine aveugle, missionnaires intrépides que le bûcher attend. J'aime voir Thomas Münzer avec son chapeau de feutre blanc, sa longue barbe à la mode orientale, sa robe et son capuchon. Pauvre, sans ressources, chassé de Nuremberg sur une dénonciation de Luther, il s'en va de village en village, entretenant au fond de son ame le souffle puissant qui soulèvera les multitudes; sa jeune femme l'accompagne, belle, souffrante, dévouée au martyre. Tout ce tableau est d'un intérêt grave et élevé, on sent que l'auteur est dans le vrai. Par malheur, ce livre présente tour à tour deux inspirations bien différentes tantôt on écoute un conteur ardent qui sait mettre en relief la réalité, qui dessine fortement son récit et y jette de vives couleurs; tantôt on voit paraître un théoricien dont les utopies fougueuses défigurent les héros du drame. Ici, nous sommes bien dans le XVIe siècle; là, nous nous sentons tout à coup transportés au milieu des questions d'une autre époque. Thomas Münzer était tout à l'heure le chef des paysans; maintenant il a applaudi Saint-Just à la convention et s'est enivré des écrits de Fourier. De là une œuvre où se rencontrent des fragmens heureux, mais dont la conception générale me semble fausse; une œuvre souvent dramatique et attachante, mais à laquelle manque la première condition du beau, l'unité, la vérité, l'harmonie d'une composition bien faite. Si l'auteur ne pouvait prétendre au succès comme peintre et comme artiste, je me garderais bien d'insister sur ce défaut de son travail : j'adresse cette observation à un écrivain qui possède assez de verve et de talent pour entendre une parole sincère. Que M. Weill relise les contes de M. Mérimée, la Jaquerie, la Chronique de Charles IX; il y apprendra beaucoup, même pour écrire l'histoire; cette saine et fortifiante lecture lui fera prendre en aversion les anachronismes de couleur et de dessin.

A part ces réserves sur le procédé de la mise en œuvre, à part ces critiques qui portent sur l'exécution de l'ensemble, je n'ai que des éloges à donner aux principales parties du livre, au récit de la guerre, au tableau des destinées diverses de la cause des insurgés. C'est une narration vigoureuse et instructive. Nous n'avions pas de récit détaillé de cette grande catastrophe; le livre de M. Weill méritera d'être consulté. L'auteur a bien profité des découvertes de Zimmermann, et avec ces matériaux il a composé un travail qui n'est pas un magasin de textes, comme le sont volontiers les doctes ouvrages de nos voisins, mais une histoire rapide, nette, facile et agréable à lire. Les combats de Leipheim, de Boeblingen, de Frankenhausen, sont énergiquement racontés. Le tableau de la terreur organisée par la hideuse bande de Jaquet, et des représailles abominables exercées par le sénéchal Georg, est plein de vie et d'épouvante. Au milieu de ces horribles boucheries, au milieu de ces malheureux brûlés, assommés, torturés, en présence de ces atrocités sans nom commises tour à tour par Jaquet et par le sénéchal, l'auteur a raison de faire entendre quelques accens émus où respire

l'esprit de paix et de concorde; le lecteur les saisit avidement. J'aime que M. Weill, se contredisant un peu, commence un chapitre par ces belles et simples paroles « Comme tous les grands chefs, Martin Feuerbacher était porté à la modération. » J'aime qu'il s'écrie : « Hélas! quand donc les hommes reconnaîtront-ils que la violence ne produit que la violence?... Les atrocités exercées sur les paysans vaincus ont bien été vengées par celles exercées deux siècles après sur les nobles; mais ni les unes ni les autres n'ont fait avancer l'humanité d'un pas. Ce ne sont pas les héros des champs de bataille et de carrefour qui contribuent au progrès général, ce sont les penseurs, les philosophes, les grands hommes de la science. » Ce passage et plusieurs autres n'ont pas seulement le mérite de reposer l'esprit du lecteur après les scènes furieuses dont cette guerre est remplie; ils servent encore à corriger, à rectifier certaines opinions contraires que l'auteur a introduites dans son livre au risque de se réfuter lui-même. Il a tort, par exemple, de voir dans la guerre des paysans une préparation si prochaine de notre révolution de S9. Il y a, je le sais, dans les douze articles des paysans plus d'un principe qui semble d'accord avec la déclaration des droits de l'homme; mais que de différences fondamentales! Il faut connaître le sens vrai, il faut interroger l'esprit intérieur de ces manifestes, et ne pas être dupe des mots. Prenons garde de rapprocher des choses si éloignées, prenons garde de confondre les fureurs désordonnées, les principes nécessairement confus d'une force qui s'ignore, avec ce génie de 89 qui se possède tout entier, qui a pleine conscience de lui-même, et qui, dégagé de tous les liens du passé, décrète solennellement, au nom de la raison victorieuse, les droits de l'humanité nouvelle.

En Allemagne et en France, on étudie activement le xvIe siècle. C'est là, en effet, la période de crise où le moyen-âge et le monde moderne se séparent, et il n'y a pas de spectacle plus grand, plus riche, plus instructif pour la société nouvelle. Soit qu'on interroge l'histoire politique, soit qu'on étudie le mouvement littéraire, cette époque est pleine de vie et de puissance. En Allemagne, les monographies sur ce sujet sont nombreuses; dans ces derniers temps surtout, il y a eu comme une recrudescence de curiosité, un redoublement d'investigations studieuses. Le sérieux travail politique qui s'accomplit chez nos voisins a donné un intérêt nouveau à la peinture de ce siècle agité, de même que la rénovation poétique de l'école française a révélé, il y a vingt ans, l'importance littéraire du siècle de Ronsard et de Rabelais. On a publié les œuvres complètes d'Ulric de Hutten, des fragmens de Sébastien Brandt, de Jean Fischart, de Burkard Waldis, de Hans Sachs, comme on publiait ici Ronsard et des fragmens de la pléiade. Ces études se multiplient et s'élargissent chaque année. Espérons qu'un jour viendra où l'historien, muni de ces précieux documens, osera recomposer dans son unité complexe le vivant tableau du siècle tout entier. Il serait regrettable, en effet, que les chefs de la science historique fussent détournés de cette difficile entreprise par l'attrait des études particulières. Que des points spéciaux soient examinés curieusement, rien de mieux; mais rappelons toujours aux maîtres qu'ils nous doivent des travaux plus considérables. J'oserai adresser cette prière et ce reproche au plus habile historien de l'Allemagne. M. Léopold Ranke est admirablement préparé à la tâche dont je parle; pourquoi donc se risquerait-il aux monographies? Il a publié assez récemment d'excellentes recherches sur l'histoire d'Allemagne au temps de la

réforme (Deutsche Geschichte im Zeitalter der Reformation). Par malheur, le célèbre écrivain nous a donné le droit d'être exigeant avec lui, et ce n'est pas une série de chroniques locales que nous attendions de ses éminentes facultés. On retrouvera dans les cinq volumes de M. Ranke toute la science, toute la finesse, qui ont été appréciées déjà dans ses travaux sur la papauté depuis le XVIe siècle, et sur les peuples du midi de l'Europe; seulement, on regrettera comme nous que l'historien n'ait pas encore osé aborder cette grande et complète peinture à laquelle il serait si digne d'attacher son nom. L'ouvrage de M. Ranke n'embrasse même pas la première moitié du xvi° siècle; l'auteur s'arrête en 1535. On sait quelle est la manière de M. Ranke, et comme il glisse habilement sur les parties connues de son sujet pour mieux mettre en relief les événemens ignorés, la politique secrète des états, maintes découvertes précieuses d'une érudition très avisée. Ceux qui chercheront dans ce livre des révélations importantes sur tel ou tel point de détail n'éprouveront pas de mécomptes. La double situation de la réforme, sa double lutte, contre Rome d'abord, puis contre la démocratie des paysans et des anabaptistes, y sont éclairées d'une lumière extrêmement vive. C'est surtout la seconde moitié du sujet, la moins banale, qui est étudiée avec prédilection par l'auteur. Après qu'il a exposé, et d'une manière neuve, les causes irrésistibles de la réforme, M. Ranke est surtout frappé des périls sans nombre qui menaçaient l'Allemagne au milieu d'une crise si profonde. Et en effet nous figurons-nous bien aujourd'hui ce que dut être, il y a trois cents ans, cette rupture avec Rome? La main du souverain pontife ne touchait-elle pas à tout? Quand on retrancha au saint-siége la part énorme qu'il s'était faite, quelle brèche immense, quel ébranlement dans tout l'état! Ce que M. Ranke veut savoir, c'est comment l'édifice de l'Allemagne put se soutenir, malgré une telle secousse. Voilà le vrai sujet de son travail; c'est à ce grave problème qu'il a consacré les piquantes richesses de son érudition et la sagacité de son intelligence.

Toutefois, qu'il me soit permis de le redire en terminant, et que ces éloges mêmes m'autorisent à répéter ma plainte: M. Ranke nous doit mieux que des études particulières. Si M. Mignet, renonçant au grand travail que nous attendons, disséminait sa pensée et ne publiait que des fragmens ou des dissertations spéciales, nous aurions le droit de lui rappeler ses promesses. Telle est aussi notre situation à l'égard de M. Ranke. Une complète histoire du xvie siècle ne peut manquer au XIX. En effet, malgré les différences nécessaires, que de rapports, que de points de contact entre ces deux époques! Espérons donc l'achèvement d'une tâche pour laquelle l'érudition et la pensée, en France comme en Allemagne, auront associé leurs efforts.

SAINT-RENÉ TAILLANDIER.

CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.

14 février 1848.

Après trois semaines de discussions, après des débats d'une vivacité peu ordinaire, la chambre a voté son adresse. Le parlement a montré plus d'animation qu'il n'y en a réellement dans le pays. Il ne faut pas se plaindre de ce contraste, car il est un des bons résultats du gouvernement constitutionnel, qui concentre l'agitation dans la sphère élevée des grands pouvoirs, pendant que la société vaque à ses affaires avec une activité régulière et paisible. C'est ce qu'il faut bien comprendre, si l'on ne veut pas vivre dans des transes continuelles et maudire la liberté. Pour nous, en assistant à ces grandes luttes parlementaires dans un moment où, de toutes parts en Europe, on emprunte ou on imite nos institutions, nous avons plutôt éprouvé un sentiment d'orgueil national, en voyant ce que le régime représentatif avait chez nous fécondé de talens éminens. La supériorité qu'a montrée la France dans les lettres et dans la guerre ne l'abandonne pas à la tribune.

Quels sont les résultats politiques de la longue campagne par laquelle la session vient de s'ouvrir? Est-il vrai, comme l'a dit un des plus ingénieux adversaires du cabinet, M. de Rémusat, que la majorité soit désorganisée, et que sur la question des réformes le ministère n'ait pas d'avis? Dans la majorité, il y a d'excellens instincts et de petites passions, le désir sincère de servir et de défendre les intérêts généraux du pays, puis des calculs mesquins d'ambition ou de vanité individuelle. N'est-ce pas là l'histoire de tous les grands partis qui ont possédé long-temps le pouvoir dans les états libres? Il est un fait principal constaté par les discussions même qui ont si fort passionné la chambre, c'est que la pensée d'utiles réformes n'est repoussée par personne au sein de la majorité conservatrice. Le langage de tout le monde l'atteste. Personne ne s'est fait le défenseur systématique de l'immobilité. Que dans notre siècle on ne puisse vraiment maintenir l'ordre au sein d'une société qu'en y développant tous les germes de perfectionnement et de grandeur, c'est là désormais un lieu commun qui ne saurait rencontrer de contradiction; mais dès qu'on arrive à la pratique

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