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à ses objections, en le priant, lui et tous ceux qui auraient le Proslogue, d'y ajouter la critique de Gaunilon, et sa réponse à cette critique. Elle ne fit point changer de sentiment à saint Anselme; au contraire, ilen prit occasion de mettre son raisonnement dans un plus grand jour, et de prouver sans réplique que l'idée d'un Eire souverainement parfait enferme nécessairement l'existence de cet Etre.

VIII. L'abbé du Bec fit encore un traité De la Trinité, à l'occasion que voici: Un nommé Roscelin, natif de l'Armorique ou petite Bretagne, étant venu à Compiègne, au diocèse de Soissons, fut chargé de donner des leçons publiques. Amateur de la nouveauté, il donna dans le sentiment des nominaux, avancé par un docteur français nommé Jean, et l'épousa tellement, qu'il passa dans la suite pour un des chefs de Cette secle. Comme il savait plus de dialectique que de théologie, il aimait à raisonner des mystères de la religion suivant les lumières de sa raison; ce qui le fit tomber dans l'erreur au sujet des trois personnes de la Trinité, disant qu'elles étaient trois choses séparées, comme trois anges, quoiqu'elles n'eussent qu'une volonté et qu'une puissance. Il ajoutait qu'on pourrait dire véritablement qu'elles sont trois dieux, s'il était d'usage de s'exprimer ainsi. Roscelin S'appuyait de l'autorité de Lanfranc et de saint Anselme, soutenant qu'ils avaient l'un et l'autre pensé comme lui sur cette matière. Saint Anselme, se voyant calomnié avec son prédécesseur, écrivit, en 1989, à Foulque, évêque de Beauvais, qui devait assister au concile indiqué à Reims contre Roscelin, pour le prier de déclarer en plein concile, s'il en était besoin, que ni Lanfranc ni lui n'avaient jamais rien enseigné de semblable, et qu'il disait anathème à quiconque enseignerait l'erreur de Roscelin. 1 ajoutait qu'on ne devait lui demander aucune raison de son erreur, ni lui en rendre Aucune de la vérité opposée, et qu'il fallait agir contre lui par autorité, s'il était chrétien, Car ce serait, dit-il, une extrême simplicité de mettre en question notre foi si solidement établie, à l'occasion de chaque particulier qui ne l'entend pas. Il faut la défendre par la raison contre les infidèles, mais non pas contre ceux qui portent le nom de chrétiens (213). »>

Le concile indiqué à Reims se tint à Soissons quatre années après, c'est-à-dire, en 1092, ou au commencement de l'année suivante. Roscelin, cité au concile, comparut, fut convaincu d'erreur, feignit de l'abjurer, et continua de l'enseigner dans des disputes secrètes. Mais n'anticipons pas sur les faits; nous retrouverons Anselme luttant contre les erreurs de Roscelin; contentons

(213) Voy. ses Oraisons, 15 à 60, et sa lettre à Gondulphe, Ep., 1, 20.

(214) Magne Domine, tu noster major frater; magra Domina, tu nostra melior mater. (Oral. 51.) (215) Eadner, p. 5 et 8. Voir la leçon qu'il donne

nous de noter ici qu'étant à l'abbaye du Bec, Anselme composa encore plusieurs autres opuscules; un premier, intitulé: Grammairien, est une introduction de la dialectique ou l'art de raisonner juste; un second, De la chute du diable; un troisième, De la volonté; un quatrième, Du libre arbitre; un cinquième, De la vérité.

Le traité de la vérité est en forme de dialogue, ainsi que celui du libre arbitre. Saint Anselme ne se souvenait point d'avoir lu nulle part la définition de la vérité. Avant de la donner lui-même, il en rapporte plusieurs exemples. On dit qu'un discours est vrai, quand il assure ce qui est en effet, ou qu'il nie ce qui n'est pas ; que nous pensons vrai, lorsque nous pensons des choses comme elles sont; que nous voulons vrai, quand nous voulons ce qui est de justice et de notre devoir; que nous faisons la vérité, lorsque nous faisons le bien. Il y a même une vérité dans nos senSations, parce que nos seus nous rapportent toujours vrai, et s'ils nous sont une occasion d'erreur, ce n'est que par la précipitation de notre jugement. Enfin, la vérité est dans l'essence de toutes choses, parce qu'elles sont ce qu'elles doivent être relativement à la suprême vérité, de qui est l'essence des choses.

IX. Mais saint Anselme ne se bornait pas à la métaphysique, il écrivait en outre des méditations et des oraisons où brillent tous les trésors de la piété ascétique, du plus tendre amour envers Dieu et ses saints, surtout envers Marie, la mère de celui qu'il ne craignait pas d'appeler le frère aîné des chrétiens (214).

C'était la nuit qu'il consacrait principalement à ces travaux, comme à la transcription et à la correction des manuscrits. Ses journées étaient absorbées par la direction spirituelle de tous ceux qui avaient recours à lui, par l'indulgente éducation de la jeunesse (215), par le soin assidu des malades. Les uns l'aimaient comme leur père, les autres comme leur mère, tant il savait gagner la confiance et consoler la douleur. Un vieux moine, paralysé par l'âge et les souffrances, l'avait pour serviteur; c'était Anselme qui lui mettait les morceaux dans la bouche. Il eût voulu ensevelir toute sa vie dans cette sainte obscurité, ne se croyant encore moine que par l'habit (216). Lorsqu'on l'exhortait à faire connaître ses ouvrages, en lui reprochant de tenir la lumière cachée sous le boisseau, en lui citant la gloire de Lanfranc et de Guitmond, moine comme lui, et dans la même province, il répondait : « Il y a bien des fleurs qui nous trompent en étalant les mêmes couleurs que la rose, mais qui n'ont pas ses parfums (217). » Peu à peu cependant sa

à un abbé coupable d'une sévérité exagérée envers ses élèves (no VI, ubi supra).

(216) Il s'intitulait: Pater Anselmus, vita peccutor, habitu monachus.

(217) Epist. 1, 16.

renommée se fit jour ses Traités et ses Méditations passèrent de main en main et excitèrent, comme nous l'avons dit, une admiration universelle en France, en Flandre et en Angleterre. Du fond de l'Auvergue, les moines de la Chaise-Dieu lui écrivaient qu'à la seule lecture de ses écrits ils croyaient voir couler les larmes de sa contrition et de sa piété, et sentaient leurs âmes comme inondées par la douce rosée de vivantes et silencieuses bénédictions qui débordait de son cœur (218).

I usa de l'ascendant qu'il exerçait, partout pour prêcher aux riches et aux nobles des deux sexes la mortification et l'humilité sa volumineuse correspondance porte l'empreinte de cette préoccupation; et lorsque la position de ceux à qui il s'adressait le permettait, il redoublait d'efforts pour les exhorter à embrasser la vie monastique. Il fit parmi eux de nombreuses et précieuses conquêtes: il y employait l'abondante charité qui l'animait et qui rendait son éloquence invincible. « A mes bien-aimés de mon âme, » écrivait-il à deux de ses très-proches parents qu'il voulait attirer au Bec, mes yeux désirent ardemment vous contempler, mes bras s'étendent pour vous embrasser, mes lèvres soupirent après vos baisers, tout ce qui me reste de vie se consume à vous attendre... J'espère en priant et je prie en espérant... Venez goûter combien le Seigneur est doux vous ne pouvez le savoir tant que vous trouverez de la douceur dans le monde... Je ne saurais vous tromper, d'abord parce que je vous aime, ensuite parce que j'ai l'expérience de ce que je dis. Soyons donc moins ensemble, afin que dès à présent et pour toujours, nous ne fassions plus qu'une chair, qu'un sang et qu'une âine... »

Comme on l'a toujours vu dans la vie monastique, le cœur d'Anselme, loin d'être desséché par l'étude ou par les macérations de la pénitence, débordait de tendresse. Parmi les moines du Bec, il y en avait plusieurs qu'il aimait de l'affection la plus passionnée: d'abord le jeune Maurice, dont la santé lui inspirait une infatigable anxiété (219), et puis Lanfranc, neveu de l'archevêque (220), à qui il écrivait : « Ne croyez pas, comme le dit le vulgaire, que celui qui est loin des yeux est loin du cœur; s'il en était ainsi, plus vous resteriez éloigné de moi et plus mon amour pour vous s'attiédirait, tandis qu'au contraire moins je puis jouir de vous, et plus le désir de cette douceur brûle dans J'âme de votre ami (221). » Puis Gondulphe, destiné, comme lui-même, à servir l'Eglise au sein des orages et avec qui il contracta,

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dans la paix du cloître, la plus intime union. « A Gondulfe, Anselme,» lui écrivait-il : « je ne mets pas d'autres salutations plus longues en tête de ma lettre, parce que je ne puis rien dire de plus à celui que j'aime. Quand on connaît Gondulfe et Anselme, on sait bien ce que cela veut dire et tout ce qu'il y a d'amour sous-entendu dans ces deux noms (222). » Et ailleurs : « Comment pourrais-je t'oublier? oublie -t-on celui qu'on a posé comme un sceau sur son cœur? Dans ton silence je sais que tu m'aimes; et toi aussi, quand je me tais, tu sais que je t'aime. Non-seulement je ne doute pas de toi, mais je te réponds que toi aussi tu es sûr de moi (223). Que t'apprendra ma lettre que tu ne saches déjà, toi qui es ma seconde Ame? Entre dans le secret de ton cœur, regardes-y ton amour pour moi, et tu y verras le mien pour toi (224). » A un autre de ses amis, Gislebert (225), éloigné du Bec, il disait « Tu savais combien je t'aimais, mais moi je ne le savais pas. Celui qui nous a séparés m'a seul appris combien tu m'étais cher... Non, je ne savais pas, avant d'avoir l'expérience de ton absence, combien il m'était doux de t'avoir, combien il m'est amer de ne t'avoir pas... »

La mort, pas plus que l'absence, ne pouvait éteindre dans le cœur d'Anselme ces flammes d'un saint amour. Nous avons rapporté (n° VI) l'antipathie que le jeune reli-gieux nommé Osbern, avait conçue pour Tui et comment il s'en corrigea. Eh bien ! quand Osbern fut mort, saint Anselme, nou content de dire la messe pour son âme tons les jours, pendant un an, courait par tout pour en solliciter d'autres à cette intention. «Je vous demande, disait-il à Gondulphe, à vous et à tous mes amis, de toutes les forces de mon affection, de prier pour Osbern son âme est mon âme. J'accepterai tout ce que vous ferez pour lui pendant ma vie comine vous le feriez pour moi après ma mort, et quand je mourrai vous me laisserez là... Je vous en conjure par trois fois, souvenez-vous de moi et n'oubliez pas l'âme de mon bien-aimé Osbern. Et si je vous suis trop à charge, alors oubliez-moi et souvenez-vous de lui... Tous ceux qui m'entourent et qui t'aiment comme moi veulent entrer dans cette chambre secrète de ta mémoire, où je suis toujours; place-les là autour de moi, je le veux bien; mais l'âme de mon Osbern, ah! je t'en supplie, ne lui donne pas d'autre place que dans mon sein (226). »

Tel était le saint religieux qui, après avoir vécu trente-trois ans de cette sorte, à soixante ans, à l'âge du déclin et de la retraite,

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ful arraché par la main de Dieu aux profondeurs du cloître, pour livrer aux abus de la force temporelle une des batailles les plus inégales et les plus glorieuses de l'histoire catholique (227).

X. Peu de temps après le Pape Grégoire VII, Guillaume le Conquérant était mort (9 septembre 1087), en professant un humble repentir des violences de sa conquête. La couronne d'Angleterre échut en partage à son fils puiné, Guillaume le Roux, au détriment de l'aîné, Robert, qui n'eut que le duché de Normandie. Pour se faire reconnaître roi, Guillaume jura (et que ne jurent pas ceux qui veulent un trône!) entre les mains de l'archevêque Lanfranc, de garder la justice et la miséricorde, et de défendre la paix et la liberté de l'Eglise envers et contre tous. Mais Lanfranc lui-même mourut bientôt (27 mai 1089), et le second, Guillaume, affranchi de tout frein, se livra à tous les mauvais penchants de sa nature dépravée.

L'Eglise et le peuple d'Angleterre eurent également à gémir sous son joug. Le zèle du Conquérant pour la régularité ecclésiastique et sa haine pour la simonie ne l'avaient pas empêché d'introduire dans son nouveau royaume des innovations abusives (228) et profondément incompatibles avec la liberté de l'Eglise, comme avec sa mission sociale. Il avait prétendu faire dépendre de son approbation la reconnaissance du Pontife romain, examiner préalablement toutes les lettre pontificales adressées en Angleterre, soumettre à la censure les décrets des conciles nationaux, enfin interdire aux évêques de fulminer sans sa permission des peines ecclésiastiques contre les barons ou les officiers royaux, coupables même des plus grands crimes. Il avait en outre rigoureusement maintenu l'usage invétéré en Angleterre de forcer les évêques et abbés à recevoir l'investiture par la crosse, de la main du roi et à lui rendre hommage (229). Le roi Roux (230) alla plus Join encore; non-seulement empêcha l'Eglise anglaise de se prononcer entre le Pape légitime et l'antipape, pendant que toute l'Europe, excepté les partisans de l'empereur, reconnaissaient Urbain (231), mais, à la différence de son père, il scandalisa tout le pays par ses débauches, remit en honneur la simonie, que le Conquérant, sur son lit de mort, s'était vanté d'avoir abolie, et

(227) Nous citerons ici, presque tout entier, e récit que fait de cette glorieuse lutte M. de Montalembert, dans son Opuscule intitulé: Saint Anselme. Fragment de l'introduction à l'histoire de saint Bernard, in-18, 1844, pag. 27 et suiv.

(228) Eadm., p. 29.

(229) Per dationem virga pastoralis. (ld. in Præf. Hist. nov.) Eadmer soutient que l'investiture par la cro-se ne datait que de la conquête; mais Selden, In Eadm., Not., p. 106, cite plusieurs autorités qui prouvent qu'elle était plus ancienne

(250) In curia Rufi regis. (Order. Vit. vin, p. 682.) (251) Siméon Ommelinensis, an. 1071; Pagi crit. ad .089.

(252) Eadm., 1. c.

fit de l'Eglise la victime de sa rapacité. Un fils de prêtre, Renouf, dit Flambard, qui avait été valet de pied à la cour normande et qui devait son surnom à la brutale ardeur de ses extorsions, avait toute la confiance du jeune roi et le guidait dans ses rapines. Dès qu'il mourait un prélat, les agents du fisc royal se précipitaient sur le diocèse ou sur l'abbaye qui vaquait, s'en constituaient les administrateurs souverains, bouleversaient l'ordre et la discipline, réduisaient les moines à la condition de salariés et entassaient dans les coffres de leur maître tous les revenus de l'Eglise. Tous les domaines étaient mis successivement à l'enchère, et le dernier enchérisseur n'était jamais sûr de ne pas voir ses offres dépassées par quelque nouveau venu à qui le roi passait aussitôt le marché (232). On se figure la honte de l'Eglise et la misère du pauvre peuple, lorsque cette cupide et ignoble oppression vint tout à coup se substituer au poids léger de la crosse. Le roi maintenait cet état indéfiniment, et quand enfin il lui prenait fantaisie de pourvoir aux vacances, il vendait abbayes et évêchés à des clercs mercenaires qui suivaient sa cour (233). L'infame Flambard devint aussi évêque de Durham. L'Angleterre descendait au niveau de l'Allemagne sous la jeunesse de Henri IV.

Lorsque l'archevêque de Cantorbéry mourut, Guillaume n'eut garde de laisser échapper une aussi précieuse occasion de s'enrichir aux dépens de Dieu et des pauvres; il prolongea la vacance de ce siége pendant près de quatre années, en livrant cette Eglise primatiale de son royaume, la plus importante de la chrétienté, après celle de Rome, à des exactions et à des désordres tels que plus de trente paroisses virent leurs cimetières transformés en pâturages (234). Aucune église ne devait lui échapper. Il avait déclaré qu'il voulait tenir une fois ou l'autre toutes les crosses épiscopales ou abbatiales de l'Angleterre entre ses mains (233). II prenait goût au métier, et disait en riant: «Le pain du Christ est un pain qui engraisse (236). »

XI. Sur ces entrefaites, Hugues le Loup, comte de Chester, l'un des barons les plus belliqueux et les plus puissants de la noblesse anglo-normande, écrivit à Anselmie, pour lui annoncer que son intention était de

(233) Quasi stipendia mercenariis, curialibus clericis seu monachis honores ecclesiasticos porrigebat. (Order., p. 763.)

(234) Vit. Ans. ex Es. Victorin., în edit. Gerber. (255) Se velle omnes baculos pastorales per totam Angliam in potestate sua habere. (Will. Thorn., pag. 1704. Ap. Mabill., Annal. Benedict.)

(236) Panis Christi panis pinguis est. (Ms. Vict., 1. c.) Au moyen àge, quoiqu'en aient dit les protestants. tout le monde était familiarisé avec les textes de l'Ecriture sainte; le roi faisait probablement alJusion à la prophétie de Jacob sur son fils Aser: Panis pinguis ejus et præbebit delicias regibus. (Gen. XIX, 20 )

DICTIONNAIRE

tonder un monastère dans son comté, et pour lui demander de venir y conduire une colonie de moines du Bec. Hugues le Loup avait passé sa vie à guerroyer contre les Gallois, qui n'avaient pas encore subi le joug normand: c'était un homme très-riche et très-prodigue, aimant le luxe et la bonne chère, trainant partout avec lui une armée de serviteurs, de chiens et de boulfons, adonné aux femmes et à toutes sortes d'excès (237). Mais le bien reprenait quelquefois le dessus da s son cœur. Il avait pour chapelain un saint prêtre d'Avranches qui le prêchait et le grondait sans cesse (238), qui lui racontoi les histoires des saints de l'Ancien et du Nouveau Testament, lesquels avaient été de proux chevaliers tout en sauvant leurs âmes, tels que saint Georges, saint Démétrius, Maurice, Sébastien, et surtout Guillaume le fameux duc qui avait fini par se faire moine. Il était en outre depuis longtemps lié d'amitié avec Anseline (239), et il est probable qu'au milieu de la douleur que faisait ressentir à toute l'Angleterre la vacance prolongée du siége de Cantorbéry, il crut que l'abbé du Bec était un candidat convenable au rang de primat, que Lanfranc, également moine du Bec, avait si noblement occupé. Déjà en Normandie on commençait à dire que, si Anselme passait la mer, il serait à coup sûr nommé archevêque (240), et cependant rien n'était moins probable. Comment le roi, qui

Inaintenait les investitures et refusait de reconnaître Urbain II, pouvait-il songer à Anselme? L'abbé du Bec avait non-seulement, comme toute la France, reconnu Urbain, mais il avait encore obtenu de lui l'exemption de son abbaye (241); il avait approuvé en toute occasion les efforts de Grégoire VII contre les investitures, la simonie, le concubinage, et il avait reçu de ce saint Pontife, si odieux aux princes de l'espèce du roi Roux, un éloge ainsi conçu : « Le parfum de tes vertus est venu jusqu'à nous nous en rendons grâces à Dieu; nous t'embrassons de cœur dans l'amour du Christ; nous tenons pour sûr que tes exemples servent l'Eglise, et que tes prières peuvent, par la miséricorde de Dieu, l'arracher aux périls qui la menacent (242). »

Malgré ces incompatibilités flagrantes, l'opinion le désignait comme successeur de Lanfranc. Effrayé de ce présage, il refusa de se rendre au vieu du comte Hugues. Celui-ci tomba gravement malade, et renouvela son invitation, en jurant à Anselme qu'il n'était pas question de l'archevêché, mais seulement du bien de sa pauvre âme. Anselme refusa encore. Le comte lui écrivit une troisième fois, en disant : « Si tu ne viens pas, sache bien que, pendant toule l'éternité, tu auras à t'en repentir. » An

(237) Order. Vit. iv, 522, et vi, 598. (238) Order., 1. c.

(259) Certe amicus meus familiaris ab antiquo comes Cestrensis Hugo fecit. (Eadm., p. 34.)

(246) Jam eum quodam quasi præsagio mentes Cuorumdam tangebantur. (Ibid.)

(241) Ep. 1, 52, 53.

ANS 120 selme céda alors. Il alla fonder l'abbaye du comte malade, et passa cinq mois en Angleterre, occupé à différentes affaires. Comme on ne lui disait rien de l'archevêché, il se rassura complétement.

-

Cependant, à Noël 1092, les barons du royaume, réunis pour la fête autour du roi, se plaignirent vivement entre eux de l'oppression inouïe et du veuvage sans fin où gémissait la mère commune du royaume, ainsi qu'ils appelaient l'Eglise de Cantorbéry. Pour mieux exprimer leur mécontentement, ils demandèrent au roi l'autorisation de faire prier dans toutes les églises d'Angleterre pour que le Seigneur lui inspirât le choix d'un digne évêque. Guillaumie, fort irrité, leur dit : « Faites prier tant que vous voudrez; mais soyez sûrs d'une chose : c'est que toutes vos prières ne m'empêcheront pas d'en agir à ma guise. » On le prit au mot, et les évêques, que la chose regarAnselme, bien malgré lui, de disposer et de dait plus spécialement, chargèrent l'abbé rédiger les prières voulues. Il le fit de manière à exciter les applaudissements de toute la noblesse, et toutes les églises retentirent bientôt de ces supplications solennelles. baron, causant familièrement avec le roi, lui A ce propos il arriva un jour qu'un haut dit : « Nous n'avons jamais connu d'homme aussi saint que cet Anselme, abbé du Bec. Il n'aime que Dieu; il ne désire rien en ce monde. Vraiment! répondit le roi en raillant, pas même l'archevêché de Cantorbéry? Cantorbéry, répliqua le seigneur; c'est du béry? Non, surtout pas l'archevêché de moins mon opinion et celle de beaucoup ponds qu'il s'y prendrait des pieds et des Et moi, dit le roi, je vous rénir; mais par le saint Voult de Lucques, ni mains s'il voyait quelque chance de l'obteJui ni un autre ne. le sera, et il n'y aura de mon temps pas d'autre archevêque que moi (243).» A peine eut-il ainsi parlé qu'il tomba malade et malade à mort. Dieu allait prendre sa revanche. Les évêques, les abbés, les barons s'assemblent autour du lit du moribond à Glocester pour recevoir son dernier soupir. On envoie chercher Anselme; on le fait qu'il y a à faire pour le salut de cette âme. entrer auprès du roi, et on lui demande ce Anselme exige d'abord du roi une confession complète de ses péchés, puis la promesse solennelle et publique de se corriger, et l'exécution immédiate de mesures réparatrices que les évêques lui avaient déjà suggérées. Guillaume consent à tout et fait ! déposer sa promesse sur l'autel. Un édit est aussitôt dressé et revêtu du sceau royal, qui prescrit la délivrance de tous les prisonniers du roi, la remise de toutes ses créances, J'annulation de toutes les poursuites, et qui

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d'autres.

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(212) Quoniam fructuum tuorum bonus odor ad nos usque redoluit... (Ep. Ans., 1, 31, el Colett., Concil., XII, 692.

(243) Le saint Voult de Lucques était un crucifix très-ancien, attribué au pinceau de Nicodème, et amené miraculeusement de Palestine à Lucques, où on le vénère encore sous le nom de Volto sante

promet à tout le peuple anglais de bonnes et saintes lois, une exacte administration de la justice.

On ne s'arrête pas là. Tout ce qu'il y avait là d'honnêtes gens rappellent au roi le veuvage de l'Eglise primatiale. Il déclare qu'il veut y mettre fin. On lui demande sur qui se porte son choix. Lui-même, lui qui venait de jurer qu'Anselme ne serait jamais archevêque, désigne Anselme, et d'unanimes acclamations répondent qu'Anselme en effet est le plus digne. A ce bruit l'abbé du Bec pålit et refuse absolument. Les évêques le prennent à part. « Que fais-tu? lui disentils; ne vois-tu pas qu'il n'y a presque plus de chrétiens en Angleterre? que la confusion et l'abomination sont partout? que nos Eglises et nous-mêmes sommes en danger de mort éternelle par la tyrannie de cet homme? Et toi, qui peux nous sauver, tu ne daignes pas le faire ! A quoi penses-tu donc, d homme étrange? L'Eglise de Cantorbéry t'appelle, t'attend, te demande la liberté; et toi, rejetant le fardeau des épreuves de tes frères, tu ne veux pour toi qu'un oisif repos?» A tout cela Anseline répond: « Mais voyez, je vous en prie, comme je suis déjà vieux et incapable de tout travail... D'ailleurs je suis moine; j'ai toujours détesté les affaires séculières. Nous l'aiderons, dirent les évêques. Occupe-toi de nous auprès de Dieu, et nous nous occuperons de toutes les affaires séculières pour toi. — Non, non, c'est impossible! reprit-il. Je suis abbé d'un monastère étranger; je dois obéissance à mon archevêque, soumission à mon prince, secours et conseils à mes moines. Je ne puis rompre tous ces liens. Tout cela n'est rien, répliquent les évêques, et ils l'entraînent au lit du roi, à qui ils racontent son refus obstiné. Anselme, lui dit le malade, pourquoi voulez-vous me livrer aux peines éternelles? Mon père et ma mère vous ont toujours beaucoup aimé, et vous voulez laisser périr l'âme et le corps de leur fils; car je sais que je suis perdu si je meurs avec l'archevêché entre mes mains. >>

Les assistants s'indignaient contre Anselme, et lui criaient que tous les crimes, toutes les oppressions qui pèseraient désormais sur l'Angleterre seraient imputés à son obstination. Dans son angoisse il se retourna vers les deux moines qui l'accompagnaient en leur disant : « Ah! mes frères, pourquoi ne m'aidez-vous pas? » L'un d'eux répondit en sanglotant: « Si telle est la volonté de Dieu, qui sommes-nous pour lui résister? Hélas! dit Anselme, tu es bientôt rendu.» Les évêques, voyant que tout était inutile, se reprochèrent leur propre mollesse; ils s'écrièrent : « Une crosse! une crosse! » et, lui saisissant le bras droit, ils l'approchèrent du lit, d'où le roi voulut lui mettre en main la crosse; mais, comme il tenait ses doigts serrés de toute sa force, les évêques s'efforcèrent de les lui ouvrir avec tant de violence qu'ils le firent crier de douleur, et enfin ils

lui tinrent la crosse contre la main fermée pendant que tout le monde criait : Vive l'évéque! et que le Te Deum fut entonné. On le porte ensuite dans une église voisine pour y faire les cérémonies accoutumées. Il protestait toujours que tout ce qu'ils faisaient était nul. Sa douleur le rendait comme insensé. Ses pleurs, ses cris, ses hurlements même finirent par inquiéter les assistants. Pour le calmer ils lui jetèrent de l'eau bénite et lui en firent même boire.

De retour auprès du roi, il lui annonça qu'il ne mourrait pas de cette maladie, et qu'en revanche il aurait à revenir sur ce qui venait d'être fait contre le gré de lui, Anselme, et en dépit de ses protestations. Comme il se retirait accompagné par les évêques et toute la noblesse, il se retourna vers eux et leur dit : « Savez-vous ce que vous voulez faire ? Vous voulez atteler sous

le même joug un taureau indompté et une pauvre vieille brebis. Et qu'en arrivera-t-il? Le taureau furieux traînera la brebis à tra vers les ronces et les broussailles, et la mettra en pièces sans qu'elle ait été utile à rien. L'Apôtre vous a dit que vous étiez les laboureurs de Dieu. L'Eglise est donc une charrue; et cette charrue est conduite en Angleterre par deux grands bœufs, le roi et l'archevêque de Cantorbéry; par la justice et la puissance séculière de l'un, par la doctrine et la discipline de l'autre. L'un des deux, Lanfranc, est mort; il ne reste que l'indomptable taureau auquel vous voulez m'accoler. Si vous n'y renoncez pas, votre joie d'aujourd'hui sera changée en tristesse; vous verrez l'Eglise retomber dans sa viduité même du vivant de son pasteur, et comme aucun de vous n'osera lui résister après moi, le roi vous foulera tous aux pieds comme il lui plaira. »

Guillaume le fit aussitôt investir de tous les domaines de l'archevêché, et l'y tit demeurer jusqu'à ce que les réponses demandées en Normandie fussent arrivées. Elles ne tardèrent pas. L'archevêque de Rouen lui ordonnait de se rendre, au nom de Dieu et de saint Pierre Les moines du Bec eurent beaucoup plus de peine à consentir au sacrifice qui leur était demandé. C'était eux surtout que regrettait Anselme. Il n'aimait rien au monde comme son abbaye; il pleurait ces jeunes moines, ces nourrissons qui allaient être trop tôt sevrés du lait de son amour. Eux, de leur côté, qui presque tous avaient été attirés au Bec par la pensée d'y vivre avec lui, ne lui rendirent sa liberté qu'après de très-vives discussions et à une très-faible majorité (244). Pour rendre son épreuve plus complète, et parce qu'il n'est rien de si pur dans un cœur chrétien que la bassesse jalouse ne puisse calomnier, on commença à répandre en France que sa résistance n'avait été que feinte, et qu'a: fond il avait désiré, tout comme un autre, l'épiscopat. Anselme retrouva des forces pour combattre avec énergie cette imputa

(244) D'après leur lettre, ep. 3, 6, il n'est pas même sûr que cette majorité ait été acquise

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