Bénis les cris qui me sortaient de l'âme Les vers écrits pour la rendre immortelle, LE PÉNITENT (1). Père du ciel, après les jours perdus, Fais, ô mon Dieu, qu'à ton flambeau divin Benedette le voci tante ch'io, Chiamando il nome di mia donna, ho sparte, E benedette sien tutte le carte Ov' io fama le acquisto, e 'l pensier mio Ch'è sol di lei, sì ch' altra non vi ha parte. (1) Ce sonnet fut composé un vendredi saint, anniversaire du jour où Pétrarque avait rencontré Laure pour la première fois, dans une église. Padre del ciel, dopo i perduti giorni, Mirando gli atti per mio mal si adorni ; Piacciati omai, col tuo lume, ch' io torni Onze ans déjà sur mon front écrasé D'autant plus dur et lourd que plus on l'aime; Grâce et pitié! Rends mes pensers plus droits! (1) LE VISIONNAIRE (1). J'allai par la pensée aux lieux où règne celle Elle me prit la main et dit : « C'est mon espoir « Qu'avec moi tu seras un jour en cette sphère : « Je suis celle qui t'a si longtemps fait la guerre « Et finit sa journée avant que vînt le soir. Or volge, Signor mio, l' undecim' anno Miserere del mio non degno affanno; Levommi il mio pensier in parte ov' era Per man mi prese e disse: in questa spera «Ma joie en ces hauts lieux dépasse votre vue; « C'est toi seul que j'attends, et ce qu'aimaient tes yeux, « Mon beau voile est resté sur la terre âpre et nue. » Oh! pourquoi, retirant sa main, s'est-elle tue? Qu'au doux son de sa voix j'allais rester aux cieux. Pétrarque a donc été le premier artiste de son temps, mais ce n'est pas cette virtuosité seule qui le met au dessus des autres lyriques. Pour la première fois, de la foule des troubadours, sort une figure distincte qui ne ressemble à personne et à qui tout le monde voudra ressembler. Ce nouveau venu va de Provence en Italie, non pour recommencer Sordel, ou les Siciliens ou les Bolonais, mais pour chanter comme Dante sous l'inspiration de son amour. Et cet amour a une intensité, une continuité, une sincérité encore inconnues: c'est bien l'intérêt poignant d'une vie entière; il s'empare de tout un homme, l'arrache à ses travaux, lui fait une vie errante, inquiète, le tourmente de mille manières, le force à combattre incessamment tantôt contre l'entraînement de la passion, tantôt contre l'austérité de la conscience et refuse la paix à cet infortuné toujours tiraillé entre le ciel et le monde, toujours chaste malgré l'homme, toujours humain malgré Dieu. Il y a là une lutte inconnue des anciens, des troubadours, même de Dante, dont la Béatrice qui a trop peu Mio ben non cape in intelletto umano : Deh perchè tacque ed allargò la mano? vécu passe vite à l'état d'idéal et de parti pris; c'est bien le bouillonnement d'une âme en feu, la chair et l'esprit aux prises, la révolte des sens, la compression du devoir, tout l'être intérieur violemment ébranlé qui se débat et souffre. Pétrarque nous apparaît aujourd'hui comme un Jean-Jacques du moyen âge, un solitaire et un vagabond. cherchant et fuyant la gloire qui l'enivre sans le réjouir; un malheureux toujours en guerre contre lui-même, s'exilant dans le désert, s'attachant aux forêts, aux montagnes, qu'il gravit et décrit le premier; un alpiniste en quête de contemplations et de méditations, amenant par là dans l'art, peut-être sans y songer, des émotions nouvelles, et changeant par un livre, où il n'a fait que se peindre luimême, la manière de sentir et d'aimer de ceux qui viendront après lui. C'est par là surtout que Pétrarque est un moderne. IV. Il fut de plus, dans la république des lettres, le plus grand personnage de son temps. Riche d'abord, ayant des maisons à Vaucluse, à Parme et ailleurs des jardins, deux chevaux, plusieurs domestiques, assez d'argent pour lui et pour les autres, cinq bénéfices ecclésiastiques (il en donna trois); libéral et hospitalier, il eut beaucoup d'amis et des admirateurs en foule : « Un maître d'école aveugle de Pontremoli traversait tout le sud de l'Italie avec l'espérance de le trouver à Naples et, ne l'y ayant pas rencontré, revenait à Parme, à travers l'Apennin, afin d'entendre une fois en sa vie le son de cette voix fameuse; un orfèvre de Bergame place le portrait du poète dans tous les coins de sa demeure, fait dorer la chambre où il lui offre l'hos pitalité, et, après l'avoir reçu une seule nuit sous son toit, déclare que personne ne couchera jamais dans le lit de pourpre où Pétrarque a dormi. A Arezzo, ses compatriotes le conduisent en triomphe devant la maison où il est né... Lorsqu'il passe à Milan, toutes les têtes se découvrent... (1). » Il écrivait aux princes, même aux papes, et avec eux le prenait de haut: courtisan si l'on veut, mais bien plus courtisé, recherché par les grands qui venaient à lui pour se mettre au soleil, il avait conquis la situation qui attendait Érasme au seizième siècle et Voltaire au dix-huitième. Un jour il descendit le Pô entre deux armées aux prises, le combat cessa pour le laisser passer. A Venise on le fit asseoir à droite du doge. Une impératrice lui écrivit de sa main pour lui annoncer un événement de famille; quatre papes et deux rois voulurent l'attacher à leur cour; le sénat de Rome et l'université de Paris se disputèrent l'honneur de lui décerner le laurier poétique. Dès le moment où il mourut, il fut accaparé par la légende qui vit une nuée blanche, échappée de ses lèvres, monter au ciel. Déjà de son vivant il avait fait école. Il s'en plaignait amèrement, en répétant, sans se consoler, le vers d'Horace: Scribimus indocti doctique pœmata passim. « C'est une triste consolation, 'écrivait-il, d'avoir des semblables, j'aimerais mieux être malade tout seul. >> On ne le laissait pas respirer, tous les jours des épîtres pleuvaient sur lui: il en venait de France, d'Allemagne, d'Angleterre, de Grèce. On le consultait et il ne savait que répondre: « Si je blâme, je suis un censeur odieux; si je loue, un fade adulateur. » Tout le monde se mêlait de (1) A. MÉZIÈRES, Pétrarque d'après de nouveaux documents (1867). |