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à quelque cité voisine que Florence allait l'attaquer. Après la guerre, les capitaines vainqueurs étaient ramenés en triomphe sous des baldaquins et le peuple se mettait en joie. C'était une race heureuse et qui avait toute la gaîté du bonheur. Cimabue achevait-il un tableau, la multitude allait le voir et l'admirait avec une telle allégresse que le faubourg habité par l'artiste a gardé le nom de Borgo Allegri. En 1283, une compagnie de mille hommes, tous vêtus de blanc et guidés par un chef, le seigneur de l'amour, organisèrent des jeux, des bals, des réjouissances de toute espèce; les riches payaient pour les pauvres, et jouissaient avec eux de la fête qui dura deux mois. A la Saint-Jean, l'évêque parcourait la ville à cheval et lançait des lazzis aux belles femmes de la rue. Quand revenait le printemps, pour célébrer son retour, le peuple entier chantait, dansait.

Puis, tout à coup, cette foule si gaie devenait belliqueuse : trente mille citoyens sortaient des murs, soixantedix mille paysans se levaient dans la campagne et ces bandes armées couraient contre Pise, contre Sienne, contre Arezzo par braverie, pour insulter ou défier le voisin: on coupait un pin sur son territoire, on jetait dans une ville fortifiée, par-dessus le rempart, un âne mort; le voisin outragé acceptait la guerre, une guerre souvent longue, parfois héroïque, furibonde toujours : l'ennemi, se couchant sur le terrain, rampait jusqu'entre les pieds des chevaux qu'il éventrait; les Florentins immobiles, serrés les uns contre les autres, l'écu en avant, ressemblaient de loin à une muraille; les rivières devenaient rouges, puis les vainqueurs rentraient chez eux et les fêtes recommençaient. Plus féroce encore, éclatait à chaque instant la guerre civile, à la suite de querelles privées qui provoquaient des haines séculaires: une vengeance de mille ans, disait-on à Florence, a encore

ses dents de lait. Deux familles se brouillaient pour une affaire d'intérêt ou d'honneur; le peuple se partageait entre l'une et l'autre, et les deux maisons prenaient des noms de partis d'un côté les Gibelins, de l'autre les Guelfes, voilà comment le conflit européen entre le sacerdoce et l'empire cassa en deux Florence, parce qu'un gentilhomme, ayant manqué de parole à sa fiancée, avait été assassiné en plein jour par des parents qui ne riaient pas. Aussitôt les lourds palais, construits en châteaux forts, s'armaient l'un contre l'autre, les rues barricadées ruisselaient de sang. Le parti vaincu, chassé, désertait tout entier la ville et la moitié du peuple allait s'exaspérer longuement, dans la rage tenace de l'exil. Le parti vainqueur roulait dans la démagogie, organisait le travail, obligeait tous les citoyens à entrer dans une corporation laborieuse, abattait les privilèges et en faisait des flétrissures, conférait des lettres de noblesse pour inceste, pour empoisonnement, pour assassinat. Puis il se divisait lui-même, encore à la suite de querelles domestiques. Un gentilhomme de Pistoie avait eu deux femmes dont l'une se nommait Blanche; les enfants des deux lits s'étaient séparés, retranchés en deux camps, les blancs et les noirs. Un jour, vers l'an 1286, le fils d'un noir blessa par mégarde le fils d'un blanc auquel il alla faire des excuses. Pour toute réponse, le blanc coupa la main droite à l'enfant qui lui demandait pardon et lui dit froidement : « Va la porter à ton père. » Les noirs aussitôt prirent les armes ; il y eut des blessés et des morts. L'affaire fut portée à Florence dont les citoyens, tous Guelfes cependant, se partagèrent entre les blancs et les noirs en prenant leurs noms, et voilà deux nouveaux partis en présence: les Guelfes noirs, s'appuyant sur le pape, appelèrent chez eux l'étranger, Charles de Valois, et avec lui le pillage et l'incen

guerre

die; les Guelfes blancs, écrasés et balayés, prirent le chemin de l'exil. Tel fut le monde où Dante fut élevé entre familles, entre partis, entre voisins : « deux châteaux, deux couteaux, voilà Florence, la Toscane, l'Italie, le monde entier que le poète voyait de Florence et à l'image de Florence. Guerre entre les noirs et les blancs, entre les Guelfes et les Gibelins, entre le sacerdoce et l'empire, entre le pape et César. Qui avait tort? Le pape était noir, Dante était blanc, donc César devait pacifier le monde et rentrer dans cette Rome « dont le Christ est romain ». Ainsi se forma le rêve politique de Dante.

Mais il était parti de Florence et l'on peut dire qu'il ne la quitta jamais des yeux. « Florentin de nation, dit-il de lui-même, mais non de mœurs. » Il aurait pu ajouter : << Florentin de cœur. » Avait-il pu jamais se sentir dépaysé dans ce pays de marchands, puisque ces marchands étaient des artistes? On se le figure volontiers solitaire, taciturne, dédaigneux, absorbé dans ses amours, puis dans ses études, tellement étranger à la foule qu'il passa tout un jour dans une boutique, au milieu du tumulte d'une fête, courbé sur un livre, sans lever les yeux. Il n'en fit pas moins son devoir de citoyen, fut soldat à Campaldino, puis prieur de la république et quatorze fois ambassadeur; quand Florence voulut lui confier une mission auprès du pape, il prononça cette fière parole si souvent répétée : « Si je vais, qui reste? Si je reste, qui va?» Puis tombant avec son parti, spolié pendant son absence, condamné deux fois, la seconde à mort, errant de ville en ville, de cour en cour, souvent repoussé, méprisé, ravalé au-dessous d'un bouffon de Vérone, déçu dans toutes ses ambitions, dans tous ses rêves, il apprit a combien le pain de l'étranger est amer, combien le chemin est dur à qui monte et descend l'escalier d'au

trui (1) ; » même alors cependant, même dans l'amertume de l'exil, comme il aime Florence! Il ne songe qu'à la cité natale, y revient toujours en pensée, et s'il refuse de la revoir au prix d'une bassesse, c'est qu'il espère y rentrer un jour la tête haute, son livre à la main. C'est Florence qui remplit le poème; la Toscane tient plus de place que le reste de la terre dans le monde illimité des morts. Quand Dante s'enfonce dans l'enfer, Ciacco, Farinata, Brunetto Latini lui parlent de son pays; quand il voit, dans le gouffre où sont des damnés, une pierre livide creusée de trous ronds, il songe au baptistère de Florence. Quand il a décrit les métamorphoses bizarres qui sont le supplice des larrons, il s'écrie avec une emphase ironique : « Réjouis-toi, Florence! Tu es si grande que par la terre et par la mer tu bats des ailes et que par l'enfer ton nom se répand. J'ai trouvé cinq de tes citoyens parmi les voleurs (2). » Au purgatoire, Florence est encore exaltée avec une ironie poignante dans l'apostrophe de Sordel (3). Même au paradis, Foulques de Marseille, le troubadour, parle de Florence et la

(1) Tu proverai sì come sa di sale

Lo pane altrui, e come è duro calle

Lo scendere e il salir per l'altrui scale.

PARAD., XVII, 58-60.

Dante ne dit pas ici que le pain des autres est amer, il dit « salé ». On a remarqué à ce propos que les boulangers de Florence, aujourd'hui comme autrefois, mettent très peu de sel dans leur pain.

(2)

Godi, Firenze, poi che sei si grande

Che per mare e per terra batti l' ali

E per lo inferno il tuo nome si spande.

Tra li ladron trovai cinque cotali

Tuoi cittadini...

(3) PURG., VI, 127-151.

INF., XXVI, 1-3.

dit fondée par le démon (1), Cacciaguida, l'aïeul de Dante, qui brille au cinquième ciel parmi les soldats de la foi, pense encore à la vieille cité de l'Arno, jadis sobre et pudique, vivant en paix, n'ayant ni colliers, ni couronnes, ni ceintures plus belles encore à voir que celles qui les portaient. Dans ce temps-là « une fille, en naissant, ne faisait point peur encore à son père (2)... il n'y avait pas de maison vide... les femmes ne se peignaient pas le visage... ne songeaient qu'au fuseau et à la quenouillée: oh! heureuses qu'elles étaient! Chacune d'elles était assurée de sa sépulture... l'une veillant au berceau, le consolait par ce langage enfantin qui amuse d'abord les pères et les mères ; l'autre, en filant, racontait des histoires de Troie, de Fiésole ou de Rome et c'eût été merveille d'y trouver une Cianghella ou un Lapo Salterello (un homme de mauvaise langue ou une femme de mauvaise vie) comme ce le serait aujourd'hui d'y rencontrer Cornélie et Cincinnatus. » Ainsi parle Cacciaguida oubliant sa béatitude. Même aux plus hautes sphères du paradis, quand Dante a vu la rose céleste, il songe encore à Florence et dit sur elle un mot amer. Mais tout ce ressentiment est encore de l'amour; si le poète crie, c'est qu'il souffre. Cette marâtre qu'il attaque sans trêve, c'est toujours la grande cité, la bergerie de Saint-Jean,

La rive douce et triste,

Tombeau de mes aïeux et nid de mes amours.

Lorsque, dans l'enfer, Dante rencontre Farinata, le farouche Gibelin qui lui ressemble, Farinata s'émeut en lui entendant parler l'idiome natal, celui de « la noble (1) PARAD., IX, 127.

(2)

Non faceva nascendo ancor paura

La figlia al padre, etc.

PARAD., XV, 103 sq.

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