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Si cette idée est véritable, qu'elle est terrible! car, pour un seul génie capable d'arriver à cette plénitude de savoir demandée par Bacon, et où, selon Pascal, on se rencontre dans une autre ignorance, que d'esprits médiocres n'y parviendront jamais, et resteront dans ces nuages de la science qui cachent la Divinité!

Ce qui perdra toujours la foule, c'est l'orgueil: c'est qu'on ne pourra jamais lui persuader qu'elle ne sait rien au moment où elle croit tout savoir. Les grands hommes peuvent seuls comprendre cè dernier point des connoissances humaines, où l'on voit s'évanouir les trésors qu'on avoit amassés, et où l'on se retrouve dans sa pauvreté originelle. C'est pourquoi la plupart des sages ont pensé que les études philosophiques avoient un extrême danger pour la multitude. Locke emploie les trois premiers chapitres du quatrième livre de son Essai sur l'entendement humain à montrer les bornes de notre connoissance, qui sont réellement effrayantes, tant elles sont rapprochées de nous.

« Notre connoissance, dit-il, étant resserrée dans des bornes si étroites, comme je l'ai montré, pour mieux voir l'état présent de notre esprit, il ne sera peut-être pas inutile... de prendre connoissance de notre ignorance qui... peut servir beaucoup à terminer les disputes... si après avoir découvert jusqu'où nous avons des idées claires... nous ne nous engageons pas dans cet abîme de ténèbres (où nos yeux nous sont entièrement inutiles, et où nos facultés ne sauroient nous faire apercevoir quoi que ce soit), entêtés de cette folle pensée, que rien n'est au-dessus de notre compréhension1.

Enfin, on sait que Newton, dégoûté de l'étude des mathématiques, fut plusieurs années sans vouloir en entendre parler; et de nos jours même, Gibbon, qui fut si longtemps l'apôtre des idées nouvelles, a écrit: « Les sciences exactes nous ont accoutumés à dédaigner l'évidence morale, si féconde en belles sensations, et qui est faite pour déterminer les opinions et les actions de notre vie. »

En effet, plusieurs personnes ont pensé que la science entre les mains de l'homme dessèche le cœur, désenchante la nature, mène les esprits foibles à l'athéisme, et de l'athéisme au crime; que les beaux-arts, au contraire, rendent nos jours merveilleux, attendrissent nos ames, nous font pleins de foi envers la Divinité, et conduisent par la religion à la pratique des vertus.

Nous ne citerons pas Rousseau, dont l'autorité pourroit être Locke, Entend. hum., liv. Iv, chap. 3, art. 4, trad. de Coste.

suspecte ici; mais Descartes, par exemple, s'est exprimé d'une manière bien étrange sur la science qui a fait une partie de sa gloire.

<«< Il ne trouvoit rien effectivement, dit le savant auteur de sa vie, qui lui parût moins solide que de s'occuper de nombres tous simples et de figures imaginaires, comme si l'on devoit s'en tenir à ces bagatelles, sans porter là vue au delà. Il y voyoit même quelque chose de plus qu'inutile; il croyoit qu'il étoit dangereux de s'appliquer trop sérieusement à ces démonstrations superficielles, que l'industrie et l'expérience fournissent moins souvent que le hasard'. Sa maxime étoit que cette application nous désaccoutume insensiblement de l'usage de notre raison, et nous expose à perdre la route que sa lumière nous trace". >>

Cette opinion de l'auteur de l'application de l'algèbre à la géométrie est une chose digne d'attention.

Le père Castel, à son tour, semble se plaire à rabaisser le sujet sur lequel il a lui-même écrit. « En général, dit-il, on estime trop les mathématiques... La géométrie a des vérités hautes, des objets peu développés, des points de vue qui ne sont que comme échappés. Pourquoi le dissimuler? elle a des paradoxes, des apparences de contradiction, des conclusions de système et de concession, des opinions de sectes, des conjectures même, et même des paralogismes 3.

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Si nous en croyons Buffon, « ce qu'on appelle vérités mathématiques se réduit à des identités d'idées, et n'a aucune réalité. » Enfin l'abbé de Condillac, affectant pour les géomètres le même mépris qu'Hobbes, dit, en parlant d'eux : « Quand ils sortent de leurs calculs pour rentrer dans des recherches d'une nature différente, on ne leur trouve plus la même clarté, la même précision, ni la même étendue d'esprit. Nous avons quatre métaphysiciens célèbres, Descartes, Malebranche, Leibnitz et Locke: le dernier est le seul qui ne fût pas géomètre, et de combien n'est-il pas supérieur aux trois autres 5 ! »

Ce jugement n'est pas exact. En métaphysique pure, Malebranche et Leibnitz ont été beaucoup plus loin que le philosophe anglais. Il est vrai que les esprits géométriques sont souvent faux dans le train ordinaire de la vie; mais cela vient même de leur extrême justesse. Ils veulent trouver partout des vérités absolues,

Lettres de 1638, p. 412; Cartes. lib. de direct. ingen. regula, no 5.

2 OEuv. de Desc. tom. 1, p. 442.

3 Math. univ., p. 3, 5. —4 Hist. nat., tom. 1, premier disc., p. 77.

5 Essai sur l'origine des Connoissances humaines, tom. II, sect. 2, chap. v, p. 239, édit. Amst. 1783.

tandis qu'en morale et en politique les vérités sont relatives. Il est rigoureusement vrai que deux et deux font quatre; mais il n'est pas de la même évidence qu'une bonne loi à Athènes soit une bonne loi à Paris. Il est de fait que la liberté est une chose excellente: d'après cela, faut-il verser des torrents de sang pour l'établir chez un peuple en tel degré que ce peuple ne la comporte pas?

En mathématiques on ne doit regarder que le principe, en morale que la conséquence. L'une est une vérité simple, l'autre une vérité complexe. D'ailleurs rien ne dérange le compas du géomètre, et tout dérange le cœur du philosophe. Quand l'instrument du second sera aussi sûr que celui du premier, nous pourrons espérer de connoître le fond des choses: jusque-là il faut compter sur des erreurs. Celui qui voudroit porter la rigidité géométrique dans les rapports sociaux deviendroit le plus stupide ou le plus méchant des hommes.

Les mathématiques d'ailleurs, loin de prouver l'étendue de l'esprit dans la plupart des hommes qui les emploient, doivent être considérées au contraire comme l'appui de leur foiblesse, comme le supplément de leur insuffisante capacité, comme une méthode d'abréviation propre à classer des résultats dans une tête incapable d'y arriver d'elle-même. Elles ne sont en effet que des signes généraux d'idées qui nous épargnent la peine d'en avoir, des étiquettes numériques d'un trésor que l'on n'a pas compté, des instruments avec lesquels on opère, et non les choses sur lesquelles on agit. Supposons qu'une pensée soit représentée par A et une autre par B: quelle prodigieuse différence n'y auroit-il pas entre l'homme qui développera ces deux pensées dans leurs divers rapports moraux, politiques et religieux, et l'homme qui, la plume à la main, multipliera patiemment son A et son B en trouvant des combinaisons curieuses, mais sans avoir autre chose devant l'esprit que les propriétés de deux lettres stériles?

Mais si, exclusivement à toute autre science, vous endoctrinez un enfant dans cette science qui donne peu d'idées, vous courez les risques de tarir la source des idées mêmes de cet enfant, de gâter le plus beau naturel, d'éteindre l'imagination la plus féconde, de rétrécir l'entendement le plus vaste. Vous remplissez cette jeune tête d'un fracas de nombres et de figures qui ne lui présentent rien du tout; vous l'accoutumez à se satisfaire d'une somme donnée, à ne marcher qu'à l'aide d'une théorie, à ne faire jamais usage de ses forces, à soulager sa mémoire et sa pensée par des opérations artificielles, à ne connoître, et finalement à n'aimer que ces prin

cipes rigoureux et ces vérités absolues qui bouleversent la société.

On a dit que les mathématiques şervent à rectifier dans la jeunesse les erreurs du raisonnement. Mais on a répondu très ingénieusement et très solidement à la fois, que pour classer des idées, il falloit premièrement en avoir; que prétendre arranger l'entendement d'un enfant, c'étoit vouloir arranger une chambre vide. Donnez-lui d'abord des notions claires de ses devoirs moraux et religieux; enseignez-lui les lettres humaines et divines: ensuite, quand vous aurez donné les soins nécessaires à l'éducation du cœur de votre élève, quand son cerveau sera suffisamment rempli d'objets de comparaison et de principes certains, mettez-y de l'ordre, si vous le voulez, avec la géométrie.

En outre, est-il bien vrai que l'étude des mathématiques soit si nécessaire dans la vie? S'il faut des magistrats, des ministres, des classes civiles et religieuses, que font à leur état les propriétés d'un cercle ou d'un triangle? On ne veut plus, dit-on, que des choses positives. Eh, grand Dieu! qu'y a-t-il de moins positif que les sciences, dont les systèmes changent plusieurs fois par siècle? Qu'importe au laboureur que l'élément de la terre ne soit pas homogène, ou au bûcheron que le bois ait une substance pyroligneuse? Une page éloquente de Bossuet sur la morale est plus utile et plus difficile à écrire qu'un volume d'abstractions philosophiques.

Mais on applique, dit-on, les découvertes des sciences aux arts mécaniques; ces grandes découvertes ne produisent presque jamais l'effet qu'on en attend. La perfection de l'agriculture, en Angleterre, est moins le résultat de quelques expériences scientifiques, que celui du travail patient et de l'industrie du fermier obligé de tourmenter sans cesse un sol ingrat.

Nous attribuons faussement à nos sciences ce qui appartient au progrès naturel de la société. Les bras et les animaux rustiques se sont multipliés; les manufactures et les produits de la terre ont dû augmenter et s'améliorer en proportion. Qu'on ait des charrues plus légères, des machines plus parfaites pour les métiers, c'est un avantage; mais croire que le génie et la sagesse humaine se renferment dans un cercle d'inventions mécaniques, c'est prodigieusement errer.

Quant aux mathématiques proprement dites, il est démontré qu'on peut apprendre, dans un temps assez court, ce qu'il est utile d'en savoir pour devenir un bon ingénieur. Au delà de cette géométrie pratique, le reste n'est plus qu'une géométrie spéculative,

qui a ses jeux, ses inutilités, et pour ainsi dire ses romans comme les autres sciences. « Il faut bien distinguer, dit Voltaire, entre la géométrie utile et la géométrie curieuse... Carrez des courbes tant qu'il vous plaira, vous montrerez une extrême sagacité. Vous ressemblez à un arithméticien qui examine les propriétés des nombres, au lieu de calculer sa fortune... Lorsque Archimède trouva la pesanteur spécifique des corps, il rendit service au genre humain; mais de quoi vous servira de trouver trois nombres tels que la différence des carrés de deux, ajoutée au nombre trois, fasse toujours un carré, et que la somme des trois différences, ajoutée au même cube, fasse toujours un carré? Nugæ difficiles 1 ! »

Toute pénible que cette vérité puisse être pour les mathématiciens, il faut cependant le dire : la nature ne les a pas faits pour occuper le premier rang. Hors quelques géomètres inventeurs, elle les a condamnés à une triste obscurité ; et ces génies inventeurs eux-mêmes sont menacés de l'oubli, si l'historien ne se charge de les annoncer au monde : Archimède doit sa gloire à Polybe, et Voltaire a créé parmi nous la renommée de Newton. Platon et Pythagore vivent comme moralistes et législateurs, Leibnitz et Descartes comme métaphysiciens, peut-être encore plus que comme géomètres. D'Alembert auroit aujourd'hui le sort de Varignon et de Duhamel, dont les noms encore respectés de l'École n'existent plus pour le monde que dans les éloges académiques, s'il n'eût mêlé la réputation de l'écrivain à celle du savant. Un poëte avec quelques vers passe à la postérité, immortalise son siècle, et porte à l'avenir les hommes qu'il a daigné chanter sur sa lyre: le savant, à peine connu pendant sa vie, est oublié le lendemain de sa mort. Ingrat malgré lui, il ne peut rien pour le grand homme, pour le héros qui l'aura protégé. En vain il placera son nom dans un fourneau de chimiste ou dans une machine de physicien estimables efforts, dont pourtant ibne sortira rien d'illustre. La Gloire est née sans ailes; il faut qu'elle emprunte celles des Muses quand elle veut s'envoler aux cieux. C'est Corneille, Racine, Boileau, ce sont les orateurs, les historiens, les artistes qui ont immortalisé Louis XIV, bien plus que les savants qui brillèrent aussi dans son siècle. Tous les temps, tous les pays, offrent le même exemple. Que les mathématiciens cessent donc de se plaindre, si les peuples, par un instinet général, font marcher les lettres avant les sciences! C'est qu'en effet l'homme qui a laissé un seul précepte moral, un seul sentiment touchant à la terre, est plus utile à la Quest. sur l'Encycl., Geom.

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