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S V.

Philosophisme ou incrédulité moderne.

Une héritière des hérésies de Jansenius, Luther et Calvin, ainsi que de toutes les hérésies antérieures, y compris le mahométisme et le paganisme, fut l'hérésie collective, connue sous le nom de philosophie du dix-huitième siècle. Le nom d'hérésie ou de secte lui convient de plus d'une manière. Diogène Laërte, dans la préface de ses Philosophes illustres, ayant distingué la philosophie entière dans ses trois parties, physique, dialectique, morale, ajoute que la philosophie morale s'est divisée en dix hérésies parmi lesquelles il compte l'hérésie académique, l'hérésie cyrénaïque, l'hérésie cynique, l'hérésie péripatéticienne, l'hérésie stoïcienne, l'hérésie épicurienne. De même saint Epiphane, dans son histoire et réfutation des hérésies, en compte jusqu'à son temps quatre-vingts, dont vingt avant Jésus-Christ, parmi lesquelles l'hérésie des païens ou idolâtres. Hérésie ou secte suppose un ensemble antérieur de doc-trines dont on s'écarte par des opinions particulières, à son choix, suivant l'étymologie même du nom d'hérétiques, qui veut dire des hommes qui choisissent. Comme nous avons vu, cet ensemble de doctrines, antérieur à toutes les sectes, à toutes les hérésies, c'est la sainte Eglise catholique, qui, née avec le monde, a été développée par Jésus-Christ. Toutes les erreurs, toutes les hérésies, y compris le paganisme et le mahométisme, sont autant de branches dégénérées et coupées de cet arbre de vie, de cet arbre de tous les siècles.

Dans ces derniers temps, ces erreurs diverses se sont réunies, comme dans une sentine, sous deux noms différents.

De même que sous le nom de chaos on entend une multitude confuse d'éléments divers, de même sous le nom de protestantisme on comprend une multitude confuse de sectes diverses, telles que luthériens, calvinistes, zwingliens, anabaptistes, hernhuters, swendenborgistes, piétistes, momiers, méthodistes, anglicans, quakers ou trembleurs, wesleyens, sauteurs, baptistes ou plongeurs, sociniens, unitaires, latitudinaires, épiscopaux, presbytériens et une infinité d'autres, qui se multiplient encore de jour en jour. Ce que ces différentes sectes ont de commun entre elles, c'est de n'être pas catholiques, mais hérétiques, et de protester contre l'Eglise universelle, d'où le nom commun de protestants et de protestantisme.

Or, le protestantisme, moins la Bible, voilà la philosophie moderne ou le philosophisme. Ce qui est vrai de l'un est vrai de l'autre : avec ou sans la Bible, chaque individu est souverain juge de ce qui est vrai, de ce qui est juste, de ce qui est droit, de ce qui est devoir. Nulle autorité, fût-ce celle du genre humain, qui ne lui soit subordonnée. Nulle vérité, fût-ce celle de l'existence de Dieu, qu'il n'ait droit de citer à son tribunal comme suspecte, et de déclarer

sans aveu.

Mais les philosophes modernes sont-ils réellement tels qu'ils pourraient l'être d'après ces principes? - Voici le portrait qu'en fait un de leurs chefs, Jean-Jacques Rousseau :

« Je consultai les philosophes, je feuilletai leurs livres, j'examinai leurs diverses opinions; je les trouvai tous fiers, affirmatifs, dogmatiques, même dans leur scepticisme prétendu, n'ignorant rien, ne prouvant rien, se moquant les uns des autres ; et ce point commun à tous me parut le seul sur lequel ils ont tous raison. Triomphants quand ils attaquent, ils sont sans vigueur en se défendant. Si vous pesez les raisons, ils n'en ont que pour détruire; si vous comptez les voix, chacun est réduit à la sienne; ils ne s'accordent que pour disputer.

» Quand les philosophes seraient en état de découvrir la vérité, qui d'entre eux prendrait intérêt à elle? Chacun sait bien que son système n'est pas mieux fondé que les autres; mais il le soutient parce qu'il est à lui. Il n'y en a pas un seul qui, venant à connaître le vrai et le faux, ne préférât le mensonge qu'il a trouvé, à la vérité découverte par un autre. Où est le philosophe qui, pour sa gloire, ne tromperait pas volontiers le genre humain? Où est celui qui, dans le secret de son cœur, se propose un autre objet que de se distinguer? Pourvu qu'il s'élève au-dessus du vulgaire, pourvu qu'il efface l'éclat de ses concurrents, que demande-t-il de plus? L'essentiel est de penser autrement que les autres. Chez les croyants il est athée, chez les athées il serait croyant '.

> Fuyez ceux qui, sous prétexte d'expliquer la nature, sèment dans les cœurs des hommes de désolantes doctrines, et dont le scepticisme apparent est cent fois plus affirmatif et plus dogmatique que le ton décidé de leurs adversaires. Sous le hautain prétexte qu'eux seuls sont éclairés, vrais, de bonne foi, ils nous soumettent impérieusement à leurs décisions tranchantes, et prétendent nous donner pour les vrais principes des choses les inintelligibles systèmes qu'ils ont bâtis dans leur imagination. Du reste, renversant,

1 Emile, suite du livre 4.

détruisant, foulant aux pieds tout ce que les hommes respectent, ils ôtent aux affligés la dernière consolation de leur misère, aux puissants et aux riches le seul frein de leurs passions; ils arrachent du fond des cœurs le remords du crime, l'espoir de la vertu, et se vantent encore d'être les bienfaiteurs du genre humain. Jamais, disent-ils, la vérité n'est nuisible aux hommes. Je le crois comme eux, et c'est à mon avis une grande preuve que ce qu'ils enseignent n'est pas la vérité 1. >>

Dans un discours sur cette question: Si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer les mœurs, Jean-Jacques Rousseau conclut pour la négative. Voici une des causes qu'il y assigne : « Qu'est-ce que la philosophie? Que contiennent les écrits des philosophes les plus connus? Quelles sont les leçons de ces amis de la sagesse? A les entendre, ne les prendrait-on pas pour une troupe de charlatans criant chacun de son côté sur une place publique Venez à moi, c'est moi seul qui ne trompe point? L'un prétend qu'il n'y a point de corps, et que tout est en représentation; l'autre, qu'il n'y a d'autre substance que la matière, ni d'autre Dieu que le monde. Celui-ci avance qu'il n'y a ni vices ni vertus, et que le bien et le mal moral sont des chimères; celui-là, que les hommes sont des loups et peuvent se dévorer en sûreté de cons-cience. >>

Le même Rousseau, dans son Discours sur l'origine de l'inégalité parmi les hommes, pose en principe que l'homme naît bon, et que c'est la société qui le déprave: il va jusqu'à dire que « l'homme qui pense est un animal dépravé. » D'où reste à conclure que, pour ramener l'homme à sa bonté native, il faut abolir la société, tant civile que domestique, abolir la propriété et même la pensée.

Voilà donc ce qu'étaient et la philosophie et les philosophes du dix-huitième siècle, d'après le témoignage du plus éloquent de leurs chefs. Un autre chef, Voltaire, dira les mêmes choses, mais d'un style plus familier. Il écrivait à son ami d'Alembert :

<< Paris abonde en barbouilleurs de papier; mais de philosophes éloquents, je ne connais que vous et Diderot. Il n'y a que vous qui écriviez toujours bien, et Diderot parfois : pour moi, je ne fais plus que des coïonneries. En vérité, mon cher philosophe, je ne connais guère que vous qui soit clair, intelligible, qui emploie le style convenable au sujet, qui n'ait un enthousiasme obscur et confus, qui ne cherche point à traiter la physique en phrases poétiques, qui ne se perde point en systèmes extravagants. Nous sommes dans

Emile, suite du livre 4.

185 la fange des siècles pour tout ce qui regarde le bon goût. Par quelle fatalité est-il arrivé que le siècle où l'on pense soit celui où l'on ne sait plus écrire? Notre nation est trop ridicule. Buffon s'est décrédité à jamais avec ses molécules organiques, fondées sur la prétendue expérience d'un malheureux Jésuite. Je ne vois partout que des systèmes de Cyrano de Bergerac dans un style obscur et ampoulé. En vérité, il n'y a que vous qui ayez le sens commun. Je vous embrasse bien tendrement, mon cher ami, vous qui empêchez que ce siècle ne soit la chiasse du genre humain. » Ce dernier mot n'est peut-être pas fort propre; mais c'est le mot propre de Voltaire, dans sa lettre du douze décembre 1768.

Après avoir entendu les deux chefs de la philosophie moderne caractériser ainsi leur peuple de philosophes, il sera curieux d'entendre ces mêmes chefs se caractériser l'un l'autre.

Rousseau, dans une lettre du vingt-neuf novembre 1760, écrit ces mots : « Ainsi donc la satire, le noir mensonge et les libelles sont devenus les armes des philosophes et de leurs partisans! Ainsi paie M. de Voltaire l'hospitalité dont, par une funeste indulgence, Genève use envers lui! Ce fanfaron d'impiété, ce beau génie et cette âme basse, cet homme si grand par ses talents et si vil par leur usage, nous laissera de longs et cruels souvenirs de son séjour parmi nous. La ruine des mœurs, la perte de la liberté, qui en est la suite inévitable, seront chez nos neveux les monuments de sa gloire et de sa reconnaissance. S'ils reste dans leurs cœurs quelque amour pour la patrie, ils détesteront sa mémoire, et il en sera plus maudit qu'admiré 1. » Rousseau écrit à Voltaire lui-même : « Vous donnez chez vous des spectacles, vous corrompez les mœurs de ma république pour prix de l'asile qu'elle vous a donné 2. »

Voltaire répond : « Qu'un Jean-Jacques, qu'un valet de Diogène, que ce polisson ait l'insolence de m'écrire que je corromps les mœurs de sa patrie! Le polisson, le polisson! S'il vient au pays, je le ferai mettre dans un tonneau avec la moitié d'un manteau sur son vilain petit corps à bonnes fortunes. Quand on a donné des éloges à ce polisson, c'est alors réellement qu'on offrait une chandelle au diable. J'ignore comment vous avez appelé du nom de grand homme un charlatan qui n'est connu que par des paradoxes ridicules et une conduite coupable 3. L'auteur de la Nouvelle Héloïse n'est qu'un polisson malfaisant; cet archi-fou écrit contre les spectacles après avoir fait une mauvaise comédie. Il écrit contre la

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France qui le nourrit. Il trouve quatre ou cinq douves du tonneau de Diogène; il se met dedans pour aboyer 1. Pour le coup, JeanJacques fait bien voir ce qu'il est; un fou, et un vilain fou; dangereux et méchant ; ne croyant à la vertu de personne, parce qu'il n'en trouve pas le sentiment au fond de son cœur, malgré le beau pathos avec lequel il en fait sonner le nom; ingrat, et, qui pis est, haïssant ses bienfaiteurs (c'est de quoi il est convenu plusieurs fois lui-même), et ne cherchant qu'un prétexte pour se brouiller avec eux, afin d'être dispensé de la reconnaissance. Jean-Jacques est une bête féroce, qu'il ne faut voir qu'à travers des barreaux, et ne toucher qu'avec un bâton 2.

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Tel est le portrait que Voltaire fait de Rousseau; et, chose singulière, ce que Rousseau dit de lui-même y ressemble assez. « C'en est fait, écrit-il à un ami le vingt-trois décembre 1761, nous no nous reverrons plus que dans le séjour des justes. Mon sort est décidé par les suites de l'accident dont je vous ai parlé ci-devant. Ce qui m'humilie et m'afflige est une fin si peu digne, j'ose dire, de ma vie, et du moins de mes sentiments. Il y a six semaines que je ne fais que des iniquités, et n'imagine que des calomnies contre deux honnêtes libraires, dont l'un n'a de tort que quelques retards involontaires, et l'autre un zèle plein de générosité et de désintéressement, que j'ai payé, pour toute reconnaissance, d'une accusation de fourberie. Je ne sais quel aveuglement, quelle sombre humeur, inspirée dans la solitude par un mal affreux, m'a fait inventer, pour en noircir ma vie et l'honneur d'autrui, ce tissu d'horreurs, dont le soupçon, changé dans mon esprit prévenu presque en certitude, n'a pas mieux été déguisé à d'autres qu'à vous. Je sens pourtant que la source de cette folie ne fut jamais dans mon cœur. Le délire de la douleur m'a fait perdre la raison avant la vie; en faisant des actions de méchant, je n'étais qu'un insensé 3. »

Jean-Jacques Rousseau naquit à Genève, le vingt-huit juin 1712, d'un horloger, qui tirait son origine d'un libraire huguenot de Paris, réfugié à Genève vers les commencements de la guerre des huguenots. Les premières années de Jean-Jacques se passèrent à dévorer des romans. Cette lecture, il en convient lui-même, lui donna « sur la vie humaine des notions bizarres, dont l'expérience et la réflexion n'ont jamais bien pu le guérir. » Aux romans succéda heureusement Plutarque, qu'il lisait jour et nuit. Son père ayant été forcé de quitter Genève, il fut mis en pension chez un ministre calvi

Voltaire. Correspondance, t. 20, lettres 83 ct 85. Rousseau, t. 16, p. 441.

2 Ibid., lettre 193.

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