vives. Il était poudré avec soin, portait un habit de soie bleu de ciel, et du fort beau linge. Pendant tout le dîner il parla peu, et je crus m'apercevoir que, sur différentes propositions, il affecta de demander l'avis de plusieurs, sans donner le sien. Quand, par hasard, il lui arrivait de se prononcer, c'était d'un ton sec et qui paraissait ne pas souffrir de contradiction; il n'en éprouva que fort peu. Je présume que Carnot, Massieu et deux ou trois autres se refu sèrent, par dédain, à émettre des vues différen= tes de celles de Robespierre. Ils gardèrent un silence qui pouvait paraître affecté. Il n'en fut pas de même de l'ardent et emporté Danton, et de Camille Desmoulins, dont la pétulance et la loquacité pouvaient difficilement se contraindre. A plusieurs reprises, ils exprimèrent sans mesure et sans ménagement des opinions qui n'étaient point entièrement conformes à celles de Robes= pierre, et parurent se raffermir dans leur opposition par l'aspect de la lâcheté, de la vile complaisance avec laquelle tous les autres assistants applaudissaient à ses moindres propos. Lorsque, par la suite, j'ai vu à la Convention le terrible dictateur, qui faisait trembler la représentation nationale et décimait la France à son gré, je me

suis rappelé cette scène, et je n'ai trouvé rien de changé dans celui qui en était le héros.

A mesure que le dîner se prolongea, les têtes s'échauffèrent, et les caractères se dessinèrent avec toute l'ardeur, toute la violence dont ils devaient bientôt donner des preuves sur un plus vaste théâtre.

Robespierre ne perdit pas un instant son sang-froid; mais Fouquier-Tinville, Marat, Collot-d'Herbois et quelques autres, tout en conservant l'admiration, l'abaissement qu'ils montraient pour leur idole, développèrent les sanglantes utopies qu'ils ne devaient pas tarder

à réaliser.

Marat s'écriait qu'il lui fallait deux cent mille tétes, demande qu'il a depuis renouvelée à la tribune, et dans les feuilles publiques. Collotd'Herbois soutint que la France ne serait heureuse et libre, que quand elle nagerait dans le sang de tout ce qui se faisait remarquer par des richesses, de grands talents, ou une illustration quelconque. De légères contradictions, élevées sur l'exécution de ce projet forcéné par Fouquier-Tinville, devinrent entre lui et Collotd'Herbois le sujet d'une altercation qui, s'animant d'un instant à l'autre, causa une dispute

générale. Les convives, échauffés par le vin et les liqueurs, prirent parti pour l'un ou l'autre antagoniste; et ce qui d'abord avait paru devoir ne se terminer que par une orgie, devint une scène scandaleuse et bruyante. Après des cris et des vociférations, on se leva, et tout annonçait qu'une rixe peut-être sanglante allait se passer, lorsque, à la voix toute-puissante de Robespierre, le calme reparut. Cet acte d'autorité de sa part se fit sans qu'on le vît sortir de sa froide impassibilité. Je saisis cette occasion pour prendre congé de lui, et je m'éloignai en gémissant. Je venais de reconnaître un chef de parti qui pouvait devenir tout-puissant, et dont le caractère connu jusqu'alors, était peu fait pour rassurer sur ses entreprises.

TROIS ans écoulés depuis l'ouverture des ÉtatsGénéraux jusqu'à l'époque où nous sommes par= venus, avaient été tellement pleins d'événements, avaient apporté de si grands, de si nombreux changements, qu'il fallait les avoir vu passer sous ses yeux pour les croire accumulés dans un aussi court espace de temps. Cependant un seul jour amenant la péripétie du drame imposant et terrible dont les destinées de la France étaient le dénouement, devait surpasser en sujets de réflexions, tout ce que nous avions vu jus

qu'alors. On présume sans doute que je veux parler du jour où la monarchie française, ébranlée par tant d'attaques, fut terrassée, où l'héritier de tant de rois, contraint d'abandonner son palais, fit, en se réfugiant au milieu d'une assemblée que ses ennemis personnels dominaient sinon par le nombre du moins par l'audace et par l'énergie, le premier pas vers l'échafaud où bientôt devait tomber sa tête. Et maintenant

que l'Europe et la France jouissent enfin du calme qui succède aux tempêtes, nous, acteurs dans ses scènes terribles et rentrés pour ne plus en sortir dans la sécurité, dans l'oubli de la vie privée, nous reportons bien souvent nos regards vers ces années déjà devenues historiques pour la génération qui nous entoure. Nous croyons assister encore à ces journées où s'agitèrent de si grands intérêts, nous entendons encore ces prodiges de l'éloquence parlementaire, que les formes monarchiques de la France ne lui avoient point permis d'entendre jusqu'alors; de nouveau nous nous laissons entraîner à l'enthousiasme de notre position par l'aspect d'un peuple revendiquant ses droits, par celui de ses représentants, apportant de tous les coins de la France tant de talents, d'er