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Examinons pourtant !D' abord, Montaigne n'étoit pas frappé de terreur par l'épidémie : « L'appréhension ne le presse guére (1)... et c'est une mort qui ne lui semble des pires. » D'un autre côté il reconnoit qu'il est peu sujet aux maladies populaires. Mais appréciens sa position personnelle il étoit déjà malade, son château avoit été pillé jusqu'à l'espérance (les provisions pour de longues années), une peste véhémente au prix de toute autre sévissoit dans la contrée, sans doute ce fut le devoir de chef de famille qui le décida à quitter Bordeaux. Il abandonna sa maison, se mit à la tête d'une troupe qui comprenoit sa vieille mère (2), sa femme, sa jeune fille, ses serviteurs; il erra pendant plusieurs mois, et déjà il se demandoit à qui il confieroit la vieillesse triste et nécessiteuse qu'il prévoyoit; c'est dans cette extrémité que Montaigne reçoit la lettre des jurats de Bordeaux, lettre dont nous ne connaissons pas la teneur, qui pouvoit très bien n'être qu'une simple formalité, une déférence hiérarchique. Montaigne, homme pratique, constate l'inutilité de sa présence à cette élection; il tient compte, je le reconnois, de l'état sanitaire de la ville, mais refuse-t-il d'entrer à Bordeaux? Il dit aux jurats: « Je vous laisserai à juger du service que je vous puis faire par ma présence à la prochaine élection, avant que je me hazarde d'aller en la ville; il a donc rendu les jurats juges en ce cas, et de ce moment on pourroit dire que s'il n'est pas entré à Bordeaux, c'est que les jurats n'ont pas été de cet avis. Il annonçoit qu'il se rendroit à Feuillas (tout près de la ville) (3), et une lettre du lendemain, 31 juillet, montre qu'il a tenu parole.

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Il faut d'ailleurs se reporter à ce qu'étoit une mairie au

(1) Il étoit assez calme au milieu de ces désastres, pour écrire en ce moment même le chapitre XII du IIIe livre!

(2) Si Antoinette de Louppes avoit 20 ans lors de son mariage, elle en avoit alors 77; Éléonore avoit 12 à 13 ans.

(3) M. d'Etcheverry ponse que ce Feuillas est le château situé près de Cypressac, côte de Cenon, en face de Bordeaux, sur la rive droite de la Garonne. Si Montaigne étoit là on peut dire qu'il étoit à Bordeaux, et ses fonctions ne souffraient point qu'il n'habitât pas l'intérieur de la ville.

xvr° siècle; un maire n'étoit pas alors ce que nous connoissons au XIX siècle : il donnoit l'impulsion, la direction, son esprit agissoit alors que la personne étoit absente, et la preuve, c'est que, pendant sa mairie, Montaigne est envoyé à la cour. Il avoit été nommé maire pendant son voyage; s'il est entré en 1581, l'administration a marché sans lui pendant plusieurs mois; en 1584 il passe une partie de l'année à son château, il y reçoit le roi de Navarre ; à son tour, le maréchal de Matignon est absent de Bordeaux pendant une grande partie de sa mairie; en décembre 1585 il est à Villebois, en août 1586 aux environs de Libourne, en 1587 à Coutras, en 1588 à Montauban, Nérac, Domme, en 1589 à Agen.

Un ancien maire, M. de Lansac étoit, au dire de Darnal: « bien à la cour, d'où il ne bougeoit guère. » Il s'occupoit si peu de sa charge qu'à la fin de 1568 la jurade envoie vers lui à Bourg pour le semondre de la remplir. En 1569, M. le maire ne pouvant ou ne voulant assister à l'élection passe procuration,... etc. M. Grün lui-même reconnoît que les jurats, sans le maire, approuvent les statuts qui règlementent diverses industries; donc le courant habituel des affaires n'exigeoit nullement la présence de ce fonctionnaire, nécessaire seulement dans les grandes solennités et dans les moments de trouble.

Il ressort de tout ce qui précède, que d'abord Montaigne n'a pas absolument refusé d'entrer à Bordeaux ; que, sans crainte pour lui, mais inquiet pour les siens, il a pesé l'utilité dont il étoit à sa famille, et l'inutilité absolue de sa présence à l'élection; il raisonnoit ses affections, il pouvoit bien raisonner son dévouement; esclave du devoir, il ne visoit pas à l'héroïsme : il veut bien que Montaigne s'engouffre quant et la ruine publique, si besoin est, mais s'il n'est pas besoin, il sait bon gré à la fortune qu'il se sauve. Et puis il faut remarquer les dates. Les deux lettres sont du 30 et du 31 juillet; or, si Montaigne n'étoit plus maire le 1er août, il faut convenir qu'il ne l'étoit guère la veille, il n'y a donc aucune similitude entre Montaigne et les hommes qu'on lui oppose; Christophe de Thou, Belzunce, Rotrou, exer

çoient des fonctions permanentes; ils étoient en pleine activité; Montaigne, au contraire, quittoit les fonctions publiques, et les obligations du chef de famille apparaissoient d'autant plus impérieuses. C'est un exemple, entre tant d'autres, de l'inconvénient immense qui résulte de ce fractionnement que M. Grün fait subir à la vie de Montaigne, et s'il fait jamais Montaigne chef de famille, il pourra lui reprocher d'avoir accepté des fonctions publiques qui satisfaisoient sa vanité et l'empêchoient de remplir ses devoirs d'époux et de père (1).

Cette fausse appréciation a fait des prosélytes. (Ici il ne s'agit plus de M. Grün). Pour mieux faire ressortir la faute de Montaigne on a été jusqu'à citer nos épidémies modernes, et les dévouements qu'elles ont fait naître. Un médaillé du choléra ou un membre de commission d'hygiène n'auroit pas mieux dit! En 1585, la population de Bordeaux, d'après M. d'Etcheverry, n'atteignoit pas 40 mille habitants (2), mais l'émigration avoit énormément réduit ce nombre, puisqu'au dire de Matignon il ne restoit dans la ville personne qui eût moyen de vivre ailleurs. Ce n'est donc pas trop que d'estimer cette diminution à un quart ou un tiers; or, il est mort en quelque mois 14 mille personnes, par conséquent la moitié, ou plus, de la population! D'après les registres du Parlement, il scroit mort dix-huit mille personnes! Bordeaux n'étoit donc plus une ville, c'étoit un vaste hôpital où la mort prélevoit une victime sur deux mourants, et pour accuser Montaigne, on vient comparer une mortalité de 500 pour mille avec celle de Paris en 1832 ou 1849 20 pour mille! en d'autres termes, Bordeaux avec moins de 40 mille âmes fournit alors autant de victimes que Paris avec son million. Voilà ce que c'est qu'une épidémie

(1) M. Grün cite des exemples à la charge de Montaigne, il auroit dû en citer à décharge. En 1563, Charles IX quitta Lyon parce que la posto y régnoit; en 1583, la peste ravageoit Paris; Loisel, qui s'y trouvoit, ca partit et se retira à Pontoise; etc.

(2) Un siècle plus tard, en 1697, la population de Bordeaux est portée à 42 ou 43 mille àmnes dans les Mémoires de M. Bazin de Bezons, intendant de Guyenne. (M. Lapeyre.)

au xvi® siècle. En pareil cas on fermoit le collége, le Parlement quittoit la ville, et je trouve dans la première moitié du xvr siècle douze mentions de déplacement de ce corps hors de Bordeaux et plusieurs fois il avait changé de résidence dans l'intérieur.

Il est juste encore de remarquer que la lettre incriminée correspond à la plus grande intensité de l'épidémie et aussi que le foyer principal touchoit l'habitation de Montaigne, puisqu'il étoit dans les environs de l'archevêché. Je ne puis même me dispenser de faire ressortir la noble franchise de Montaigne qui n'auroit certes pas manqué de prétextes pour motiver son absence, s'il n'avoit dédaigné de recourir à des subterfuges.

Pour achever d'apprécier, à leur valeur, ces accusations posthumes, examinons-les d'un point de vue plus élevé, consultons les témoignages contemporains. Cet homme qui, dans la lettre même qui constate sa lâcheté, a l'impudence de dire qu'il ne ménagera i sa vie ni autre chose, sera stigmatisé de tous ses concitoyens, chacun aura le droit de lui dire : Gaïn qu'as tu fait de ton frère! Les passions alors étoient ardentes, parfois peu scrupuleuses. Nous devons à M. Grün de connoître une protestation dirigée contre la réélection de Montaigne. Je possède une pièce originale signée du maréchal de Matignon dans. laquelle le brave et loyal serviteur descend à se justifier auprès du roi contre le libelle diffamatoire d'un nommé Martin, chanoine de Saint-Seurin et député aux États de Blois. Les catholiques fervents taxoient hautement la prudence de Burie de connivence avec les protestants. Merville, frère de Descars et gouverneur du château du Hà, est accusé de trahison dans le Parlement, le 3 janvier 1575, etc. Existe-t-il quelque témoignage de l'indignation publique au sujet de la prétendue làcheté de Montaigne? Dans ces tristes temps de troubles et de guerres civiles le maréchal juge nécessaire de s'entourer d'hommes de sens et d'experience bien famés, je suppose; Montaigne est un de ceux qui composent ce conseil privé. Hors de Bordeaux, nous ne voyons pas que Montaigne soit montré au doigt; il vient à Paris,

paroît à la Cour, la reine s'empresse de le faire sortir de la Bastille, il va aux États de Blois où ses amis, de Thou, Pasquier, ne semblent pas rougir de lui! Tout cela est bien tolérant pour un siècle qui l'étoit si peu. Quelques beaux esprits du XVII siècle inventent des accusations, disent que Montaigne rougissoit d'avoir été conseiller, etc. Scaliger lui jette à la tête les harengs de son grand-père, comment se fait-il qu'on ait négligé la bonne fortune que M. Grün a découverte ?

Concluons en disant que les précautions dont Montaigne a usées pour lui étoient de droit commun, qu'elles étoient dans les usages, qu'elles n'ont porté préjudice à personne, et que s'il a renoncé, par prudence, à exercer une dernière fois un simulacre d'autorité, rien n'autorise à penser qu'il auroit refusé son intervention s'il se fût agi d'une mesure d'utilité publique.

M. Grün a voulu que Montaigne n'eût rien à envier à La Boëtie. L'un, au dire de certaines personnes, avoit une page honteuse dans la Servitude volontaire; Montaigne, à son tour, auroit un acte honteux dans sa biographie! J'ose espérer que M. Grün se trouvera seul de son avis, si déjà il n'en a changé.

M. Grün semble se complaire à étaler les fautes de ses devanciers, il est impitoyable! Son livre est par-dessus tout l'inventaire des erreurs des biographes de Montaigne; il les lapide, et pourtant lui-même n'est pas sans péché !

Il y a plus, c'est que par fois, dans sa bonne volonté, M. Grün voit des erreurs où il n'y en a pas. Je ne le suivrai pas sur ce terrain; je me contenterai de quelques exemples, et j'en citerai où l'amour de la controverse l'a engagé à discuter des choses qui ne comportoient pas ou ne méritoient pas de discussion.

M. Grün ne manque pas de faire remarquer que je me suis trompé sur la remontrance dédiée par Loisel à Montaigne; c'est la seconde et non la troisième, et l'erreur a tenu à ce que, par une disposition bizarre, les dédicaces se trouvent à la fin de la pièce à laquelle elles se rapportent, quelquefois même au verso du faux titre de celle qui suit. Mon erreur m'a été montrée par un fait plus probant encore que les raisons de M. Grün.

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